Après une matinée de fauchage à la faux, il lui arrivait dans le temps d’avant, de se contenter en guise de « mérindat »*, d’un quignon de pain et d’un oignon agrémentés d’une poignée de cerises, de s’octroyer ensuite une petite sieste au bord du ruisseau, à l’ombre confortable du vieux chêne.
Ironie du sort … Le paysage ressemblait étrangement à ce vallon où il dort paisiblement d’un sommeil éternel, la poitrine traversée de deux balles de fusil Dreyse manipulé par un Prussien, peut-être comme lui, un pauvre journalier errant auparavant de ferme en ferme pour gagner sa pitance.
Arnaud avait, il y a près de douze ans, tiré un mauvais numéro à la conscription. Mauvais ? Peut-être pas, s’était-il dit quand, grâce à sa grande taille, son caractère paisible, il avait rejoint la Garde Impériale. Il en avait vu du pays sous son bel uniforme : la Crimée, Sébastopol ! Il ne comprenait pas très bien quels intérêts il défendait aux côtés des musulmans de l’armée ottomane. Il obéissait aux ordres, voilà tout ! Et alors qu’il eut pu regagner sa Corrèze natale, il en reprit pour six années supplémentaires, à la place d’un jeune qui avait les moyens d’échapper à ses obligations militaires.
Et parce qu’Arnaud arrivait au bout de son double temps sous l’uniforme, il nourrissait des projets.
Il imaginait l’Antoinette de Creffont qu’il avait quitté gamine. Aujourd’hui, elle allait sur ses vingt ans. Elle serait certainement sensible à son charme de grand blond qui avait tant à raconter. Et puis, il y avait ce pécule qu’il ramenait. Sa solde, il l’avait économisée sou à sou, et il n’avait pas touché à la somme perçue au titre de remplacement d’un jeune de Turenne.
Pour l’Antoinette, à n’en pas douter, ça allait peser lourd dans la balance. Au point d’escamoter la différence d’âge. Que sont douze ans quand on peut se retrouver, jeune couple, propriétaire de La Curade ? La Curade, c’est sept quartonnées** de bonne terre avec une bicoque qui pourra les abriter ainsi que les petits drôles qu’ils ne manqueront pas de faire.
C’était en perspective de cet avenir qu’Arnaud avait rempilé pour six ans. Enfin, l’idée mûrissait après son engagement pour six années supplémentaires. Au bout de son temps de mauvais numéro, rien ne le pressait à revenir en Basse Corrèze. Reprendre le joug de journalier, vaquer de ferme en ferme au fil des saisons ; le foin, la moisson, les noix, le labour, couper et fendre du bois, ce fut sa vie d’adolescent. Quasiment toujours au service des autres ; parce qu’à la Vigère, autour de la maison paternelle, ces tâches là étaient vite accomplies et elles ne nourrissaient que chichement les parents d’Arnaud.
A six mois de la quille, il avait rencontré l’Arsène de la Rhode, un village entre La Vigère et Creffont. Encore un qui avait tiré un mauvais numéro à la conscription. Et l’Arsène lui rapporta les nouvelles du pays : l’Antoinette devenue belle fille, le Monsieur Breuil de Liat qui filait un mauvais coton avec son vaurien de gendre. Petit à petit, le Mouchu*** Breuil, lui qui exploitait plusieurs métairies, en était réduit à vendre ses propres terres. A n’en pas douter, ce serait bientôt le tour de La Curade… Antoinette, La Curade, l’avenir s’annonçait radieux pour Arnaud.
Il en oubliait presque cette guerre que Napoléon III avait cru bon d’engager contre la Prusse. Mais jusque là, le Bon Dieu a su lui épargner la balle fatale. Il arrive au bout du chemin … On l’a posté au fond du vallon ; tranquille, il monte la garde. A ses pieds coule un petit ruisseau parsemé de brins de cresson. De quoi rêver au cresson de La Curade qu’Antoinette accommodera d’œufs durs… Bientôt, quand la guerre sera finie pour lui.
De la haie proche, surgit ce jeune homme avec qui il aurait pu causer du temps d’avant, de l’enchaînement des saisons en Bavière et en Limousin, de la douceur des baisers d’amoureux. Oui, ils auraient pu fraterniser … Mais guerre ne rime pas avec fraternité.
Le Prussien a ajusté Arnaud au bout de son fusil …
* mérindat : déjeuner en patois limousin
** quartonnée : environ 1000 m2
*** mouchu : Monsieur, titre auxquels avaient droit le curé, l’instituteur et les gros paysans.