Permettez que je vous raconte mon histoire de vie. Il y a bien longtemps, j’ai germé au coeur de la forêt et c’est là que Valérien, un petit garçon de 7 ans, accompagné de son père, au printemps 1835, m’a choisi parmi tant d’autres petites pousses de sapin. Avec précaution, ils m’ont ramené près de leur chaumière et m’ont transplanté dans leur jardin. J’ai vu Valérien grandir, devenir un homme et fonder sa propre famille. Au décès de ses parents, il a aménagé avec femme et enfants dans la demeure familiale, là où il était né, là où il avait grandi dans l’amour et dans la joie. Il m’a présenté à ses enfants, incrédules devant le récit de mon arrivée ici. Après avoir été témoin du vieillissement et du décès de Marie et Charles, voilà que j’ai vu Valérien devenir un vieil homme surtout après la mort prématurée de sa Clothilde, morte en couches en donnant naissance à Yvonne, leur huitième enfant. Le bonheur a déserté la demeure durant quelques années jusqu’à ce que Valérien épouse en deuxième noces, Mathilde, la fille de son voisin. La quiétude est revenue et j’ai enfin pu revoir une ribambelle d’enfants jouer autour de moi. L’hiver on me décorait avec des boucles de velours rouge à l’approche de Noël, enfin une partie de moi car j’étais devenu immense et du haut de mon ramage je pouvais voir tout le village qui changeait d’aspect à vue d’œil et ça m’inquiétait déjà. J’ai souhaité que notre coin de campagne encore intact, le reste. J’avais une belle vie et plus que tout au monde, je désirais que cela se poursuive longtemps. Bien sûr, des années plus tard Valérien et Mathilde partirent pour le grand voyage à leur tour et c’est Martin, le plus jeune des garçons qui vient y vivre avec sa toute jeune femme, Lison. Un couple heureux mais qui, hélas, n’eut jamais d’enfant. Un jour, j’ai entendu Martin dire à sa femme qu’un prometteur était venu le voir pour lui offrir de racheter la terre dans le but d’y construire un nouveau développement car l’usine du village employait tant d’hommes que les logements actuels ne suffisaient plus à donner un toit à tous ces gens. À ces propos, mes branches ont frissonné et j’ai pressenti que mes jours étaient comptés. Que deviendrais-je ? Des cendres, après m’avoir fait brûler ? De la pourriture, après m’avoir laissé dans des eaux boueuses ? De la pâte à papier ? Ou quoi d’autre ? Je me suis fait du mauvais sang durant près de deux ans avant que Martin et Lison acceptent l’offre généreuse de l’homme d’affaires. Mon destin avait été décidé sans que je n’y puisse rien pour éviter qu’on me coupe et qu’on m’envoie à l’usine de pâtes et papier. J’ai gravé en mémoire la douleur de la sciure et des coups de hache qu’on m’asséna. J’ai eu une pensée pour Valérien qui m’avait choisi pour faire partie de sa vie. Je le remercie de m’avoir permis de vivre auprès de sa famille et des générations qui ont suivi.
Finalement, on a fait de moi des livres pour enfants. Y’aurait pu m’arriver pire que je me dis. Je souhaite de tout cœur pouvoir accompagner encore longtemps les loupiots. Puissent-ils me transmettre à d’autres après eux. Après tout, ma vie en dépend.