Décidément, ce n’est pas ma journée. Cela doit bien faire plus d’une heure que j’attends qu’un véhicule s’arrête pour me prendre en stop. Je n’ai pas fait ce genre d’exercice depuis mon adolescence, on peut dire que ça fait un bail. Partie sur un coup de tête après une autre dispute mémorable avec Maurice je n’ai vraiment pas réfléchi avant de claquer la porte de notre maison de campagne loin de la ville et de tout. Je me retrouve maintenant sur le bord d’une route secondaire où les automobiles ne sont pas légion. Dès que j’entends un moteur, j’arrête de marcher, je dépose mon sac et je lève le pouce en priant intérieurement que cette fois-ci soit la bonne. Pas de chance jusqu’à maintenant. Maurice a vraiment poussé fort pour que j’en arrive à partir comme ça. D’ailleurs, il n’a pas bougé d’un iota lorsque je suis apparue dans le salon, sac de voyage à la main. Il a dû croire à une mauvaise blague.
Pourtant, j’en ai marre de ces scènes qui se répètent de plus en plus souvent. Avant-hier, c’était le diner de Monsieur qui n’était pas mangeable, hier c’était les dépenses mensuelles qui étaient trop élevées, aujourd’hui sa chemise préférée n’avait pas été lavée et demain, c’est certain y’aura autre chose. Alors, aujourd’hui, Bobonne en a eu plein le pompon et a quitté comme une grande tragédienne, en déblatérant que c’était « fini » f-i fi n-i ni FI-NI.
Je ne sais pas conduire, aucun taxi dans les parages et pas de transport en commun non plus, alors je n’ai pas le choix. Me voici donc le pouce en l’air en implorant le ciel de mettre sur ma route un bon samaritain. Les quelques automobilistes qui ont déjà passé ont sans doute été étonnés de mon âge et encore plus de mon allure. Je suis partie tellement vite que je n’ai pas pris la peine d’enfiler des chaussures, j’ai aux pieds mes vieilles pantoufles élimées mais tellement confortables et j’ai toujours mon peignoir tout aussi usé et décoloré et j’ai les cheveux en broussaille, de quoi passer pour une sorcière maléfique. Mais quand la goutte qui fait déborder le vase tombe, ce n’est plus le temps de réfléchir. J’ai pris à la hâte quelques vêtements que j’ai mis dans un sac et j’ai claqué la porte. Me voilà dans de beaux draps mais l’orgueil m’empêche de faire demi-tour.
J’entends un moteur. Je crois que je vais me placer au beau milieu de la route et me mettre les bras en croix. Ou je meurs ou j’ai de la chance. Je fais des grands signes pour sensibiliser le conducteur à ma cause. Ça y est, le véhicule ralentit et s’arrête enfin. Au moment où je m’assois sur le siège arrière, je scrute le visage du conducteur dans le rétroviseur. Pas possible, c’est Maurice qui ricane effrontément et qui me lance sur un ton victorieux : « Allez, rentrons maintenant, il se fait tard, je ne veux pas manquer le téléjournal. Notre gentille voisine m’a prêté sa voiture pour pas que tu me reconnaisses. C’est terminé les enfantillages. »
« Un jour, je le jure, je le quitterai vraiment ! »