Mon avenir était tout tracé : l’affaire de papa me tendait les bras. Trente ans plus tôt, pendant les années noires, pour répondre aux besoins en matière de conservation des aliments, il avait créé la manufacture de boites de conserve, boites illustrées, emballages en fer blanc.
La fortune avait souri à mon géniteur qui, dans les années soixante, employait près de 200 personnes. Alors, bien sûr, pour son rejeton, moi en l’occurrence, il avait choisi la meilleure école. En ce temps-là, HEC s’imposait comme le leader incontesté des écoles de commerce françaises, une école d’élite qui avait fait sa réputation en sélectionnant ses étudiants sur leur niveau académique et social. L’école était réservée aux familles bourgeoises et le prix de la formation était 2 fois plus élevé que ses concurrentes …
Frais émoulu de cette école prestigieuse, je débarquais dans la cité gaillarde, plus exactement dans la boite paternelle pour y parfaire ma formation et devenir un jour celui qui ferait grandir encore l’entreprise familiale, celui qui compterait dans la bourgeoisie locale, celle qui s’enorgueillissait des entreprises industrielles dirigées avec paternalisme et rigueur. Au fil des ans, grâce à l’embauche d’ouvriers venus de la ruralité environnante, s’accroissait la population de la ville passée de 33 à 40 000 habitants en 15 ans.
Nanti d’un enthousiasme certain, colonnes de chiffres et amoncellements de boites de conserves ne me rebutaient pas car j’étais convaincu qu’ils étaient la condition sine qua non de mon intégration dans la société tout en garantissant les conditions de vie de centaines de familles ouvrières. Il ne me restait plus qu’à découvrir l’âme sœur, celle qui me donnerait de beaux enfants et ferait une maîtresse de maison qui m’honorerait.
Je le savais, maman travaillait dans l’ombre pour placer sur mon chemin cette fée du logis doublée d’une dame qui saurait tenir son rang. A l’évidence, Mathilde n’avait pas le bon profil. Mais… Le cœur a ses raisons que la raison ignore, dit-on !
Au grand dam de Papa et Maman, sur la voie toute tracée, il était une bifurcation que j’allais emprunter sans l’ombre d’une hésitation …