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Je le savais au départ. Je lui avais dit que je n’avais pas envie de sortir ce soir-là. Mais lui, tentant la persuasion : chérie, un petit dîner en amoureux, ce serait sympa, non ? Ça te sortirait de ta maison et de tes casseroles ! Je n’aime pas le restaurant, c’est souvent guindé, interminable, il faut attendre des heures entre chaque plat. Les serveurs sont mielleux, condescendants, ou alors mal élevés, ils vous bousculent pour vous servir un plat, vous interrompent dans vos tête-à-tête pour vous poser toute une série de questions inutiles et stupides : « Si vous manquez de quelque chose, n’hésitez pas, nous sommes à votre service, encore un peu de pain, une carafe d’eau ? » Cela m’assomme. J’ai envie de leur ficher la carafe à la tête, ou de faire tomber un couvert, un verre, rien que pour les embêter.

Ma « moitié » a l’air d’insister, j’accepte après mille tergiversations, bon, si ça te fait plaisir, où va -t’ on ? Ah ! Tu avais réservé !!  Ça m’agace, cette façon de décider tout à ma place, ce n’est pas ma moitié, c’est plutôt mon 3/4 ou mon 7/8°, ce mari là ! L’endroit n’est pas mal, ambiance feutrée, lumière indirecte, bougies sur les tables, nappe de coton brodée et serviettes assorties. Le serveur s’avance et me tend une carte grande comme une vieille carte du monde pliée en deux, celle qu’on trouvait pendue au mur dans les écoles autrefois.

Vrai, y a du choix, ça va du blinis au saumon fumé et du miel au bavarois praliné pistache en passant par la langouste au beurre vanillé. Pour ma part, je préfère les plats de viande, bien de chez nous, moins raffinés mais qui tiennent au ventre. Au moins pour trois heures. Lionel préfère les fruits de mer, les huitres, le homard, moi je suis pour le magret, le confit, la poule au pot. La liste est interminable. J’ai du mal à faire mon choix. Après quelques minutes, lui a opté pour un rouget avec carpaccio de St-Jacques et riz sauvage, moi j’hésite encore, je serais tentée par le poulet aux morilles, le gratin de coulemelles aux lardons ou encore les champignons farcis au beurre d’escargot.

Au bout d’une demi-heure, le serveur n’est toujours pas là. Quand il se pointe enfin, je lui décoche un sourire d’attardée mentale et il fait demi-tour sur place en faisant claquer ses talons, et en me jetant un regard noir au passage. Je jubile et reprends ma carte format géant. Lionel commence à s’impatienter, la faim le tenaille, ça se voit à son teint pâle et à ses claquements nerveux de doigts. Il a demandé deux cocktails maison en attendant que je me décide. Moi, je m’éclate dans mon coin, je fais mine de détailler le menu à voix basse mais tout de même assez haut pour que cet imbécile de serveur l’entende, comme si je répétais un rôle pour ma prochaine entrée en scène. Si ses yeux étaient des révolvers, je serais déjà morte depuis longtemps.

Une heure plus tard, on en est encore à l’apéro. Nous le sirotons en nous envoyant de doux regards ; il m’a même pris la main, il sait être tendre, parfois, mon Lionel, y a pas de doute ! Y faudrait quand même que tu te décides, me dit-il entre deux serrements de mains. Je hèle le serveur : pour moi, ce sera : un gratin aux coulemelles. Il a l’air soulagé. Mais je pense qu’il anticipe déjà sur ses peurs de me voir hésiter pareillement pour le dessert. J’ai déjà choisi, ce sera pour moi un bavarois framboise et pistache, mais j’ai bien l’intention de le faire mijoter un peu encore dans son jus. Histoire de lui rendre la monnaie de sa pièce. Tu es infernale, dit Lionel, mais à quel petit jeu joues-tu ? Ce serveur m’horripile, avec ses airs sucrés et l’air dans en avoir deux, c’est un faux-jeton, il a une âme noire et veut se faire prendre pour un saint, alors que c’est un diable déguisé en serveur, murmurais-je en pouffant !

Lionel rit de mes faux airs détendus, sans partager vraiment mon jugement, qu’il trouve un peu exagéré. C’est l’école hôtelière qui forme ce genre d’énergumène, me dit-il, ils portent le menton haut, se tiennent droit comme des i, ils ont le jugement un peu amidonné, comme leur col de chemise. Et des lenteurs d’escargot, ils aiment faire mariner le client dans son jus, c’est le protocole qui veut ça. Je ricane de plus belle, mais pas pour longtemps ; car au bout d’une heure, nous ne sommes toujours pas servis. Lionel baille de faim et moi je mime l’évanouissement en voyant enfin arriver notre serveur, qui apporte mon plat. Je lui lance d’un air narquois et courroucé : Vous êtes allé les chercher où mes champignons ? Dans la forêt de Compiègne ou quoi ? Ça ne le fait pas marrer du tout. Lionel se jette sur son rouget sans aucun commentaire, puis se relèche les doigts pour ne rien perdre de la sauce.

Une heure plus tard encore, on nous apporte le dessert. Nous aurons passé en tout plus de trois heures à table. Nous quittons le restaurant sans aucun regard pour le serveur et encore moins pour le maître d’hôtel qui nous adresse en passant un sourire guindé frisant la grimace. C’est sûr, malgré la bonne tenue et la saveur des plats, on n’y remettra plus les pieds…

Cloclo, 5/4/2021

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