P206 Gisèle – Monsieur l’Ambassadeur

Quelque chose vibre sur l’étagère derrière lui mais tout à sa réflexion il ne s’en rend pas compte. Plongé dans ses pensées, il doit décider maintenant avant qu’il ne soit trop tard, s’il abandonne son poste ou s’il prolonge sa mission diplomatique ?  Jamais auparavant il ne s’était retrouvé dans une situation semblable. Il avait toujours été exemplaire, à son affaire, fiable et prévisible. Il avait toujours bien servi son pays. On avait toujours cru en lui et c’est pour cette raison qu’il était là où il est aujourd’hui. Toutes ces années à travailler sans jamais compter les heures, sans jamais prendre en compte les deuils rattachés à sa vie personnelle. Depuis quelque temps, il en avait assez d’être Monsieur l’Ambassadeur dans un pays où il cumulait échec après échec. Impossible de négocier avec un pays guerrier aux convictions figées depuis la nuit des temps. Son pouvoir était si limité qu’il avait l’impression de perdre son temps. Il en avait assez de cette vie davantage protocolaire que productive. Impossible de négocier, de traiter, de protéger ou même de blâmer l’attitude des dirigeants d’ici envers son pays. Et c’était ça son rôle. Il brûlait d’envie de démissionner et de commencer une nouvelle vie loin des conflits auxquels il faisait face présentement. Il se devait de bien y réfléchir car au-delà de ses ressentiments, plusieurs personnes seraient touchées par sa décision. Sur l’étagère une deuxième vibration, une secousse plus importante que la précédente, le fait réagir. Qu’est-ce que c’est ? Il ne rêve pas, il sent une vibration sous ses pieds. Un grondement se fait soudain entendre suivi de plusieurs déflagrations, tout se met à trembler avec force. Les livres dégringolent de la bibliothèque, les toiles dansent sur les murs, une première fenêtre éclate. Il entend des cris qui proviennent de l’extérieur. Il se lève en hâte et se dirige vers la porte mais avant même qu’il n’y arrive il est projeté au sol par une déflagration si importante qu’il en perd conscience. À son réveil, tout est sens dessus dessous, il est couvert de poussière, affalé sur le plancher avec une énorme poutre sur les jambes qui l’empêche de bouger. Tout s’écroule autour de lui et son désir de changer de vie se transforme en un simple désir de vivre. Occuper ce poste d’ambassadeur lui avait fait vivre bien des aventures mais là, aujourd’hui, c’est bien différent. Il ressent de la douleur aux jambes, il est coincé, il n’arrive pas à bouger d’un iota, il est cloué sur place. Soudain les bruits de moteurs s’intensifient et sont suivis de déflagrations étonnamment puissantes. Aucun doute, sa vie est en danger au même titre que celle des gens de cette ville. Il réussit à saisir son portable dans la poche de son veston et voit à l’écran une alarme rouge qui clignote. Il se souvient qu’il a enlevé le son sur son appareil de peur d’être dérangé durant sa réflexion. Il n’a donc pas reçu l’avertissement de sortir de son bureau pour se rendre dans le bunker aménagé au sous-sol afin d’être protégé. Il semble bien que ses projets d’avenir ne connaîtront pas l’aboutissement désiré. Il comprend qu’il y aura une autre attaque et réalise que sa vie ne tient qu’à un fil. À vouloir soutenir son pays, aider ses concitoyens, il en avait oublié sa propre vie. C’était une évidence, sa dernière heure était arrivée, il n’avait pas su quitter à temps et son gouvernement n’avait pas su le protéger. Il a une dernière pensée pour tous ceux qu’il aime, pour tous ceux qu’il a laissés derrière lui au pays. Tout l’immeuble tremble, il entend à nouveau les moteurs des avions de chasse et pleure sur sa fin abrupte, il a la certitude que bientôt tout deviendrait noir, miteux et disparaitrait.