Tout n’est que vacarme, foule et confusion dans la tête de Léon. Tout se bouscule dans un bruit infernal qui lui vrille les oreilles. Ça roule vite dans son cerveau, beaucoup trop vite. Ses parents, son frère, ses deux sœurs et une foule de gens qu’il ne reconnaît pas s’affolent et courent dans tous les sens. Tout le monde s’énerve et parle en même temps. Derrière eux, il aperçoit Le Monstre. L’horrible Monstre qui le hante et le poursuit depuis des années. Un géant poilu doté de longues griffes acérées qu’il tend vers lui comme pour le déchiqueter. L’abominable créature grogne et rugit. Léon a peur, terriblement peur. Il se cache au fond du placard là où la noirceur le protège dans l’espoir que le Monstre ne le trouve pas et que s’arrête ce cauchemar. Mais comme toutes les autres fois avant, ça continue de plus belle, la méchante créature s’incruste et son cerveau s’emballe. De ses deux mains crispées, il se bouche les oreilles, persuadé que le Monstre va tous les tuer, lui et sa famille. D’abord, il pleurniche en douceur puis pleure à gros sanglots pour finalement crier de toutes ses forces comme si on l’égorgeait. La douleur est à son paroxysme, la tête va lui éclater.
Ce matin, il sentait venir la crise. Il avait appelé Dre Lucie pour qu’elle le rassure, pour qu’elle trouve les mots pour le calmer, comme à chaque fois. Elle avait dit que si ses consultations se terminaient assez tôt elle lui rendrait visite en fin d’après-midi sinon elle avait promis qu’elle téléphonerait en début de soirée. Elle lui avait rappelé les exercices à faire pour se détendre, les tâches à effectuer pour meubler son esprit, les trucs pour chasser les idées récurrentes. Il a beau essayé très fort mais les voix sont trop insistantes, trop fortes, il finit par disjoncter complètement. Quand la crise se met en branle et prend de l’ampleur tous ses efforts tombent à plat. Il se répète comme une litanie : « Dre Lucie a promis », « Dre Lucie a promis » « Dre Lucie a promis ».
Le Monstre se rapproche, vociférant des ordres et des menaces. Il le somme de se rendre à la cuisine et de prendre le plus gros couteau qu’il trouvera, « celui à droite dans le tiroir du milieu fera très bien l’affaire », lui ordonne-t-il. Léon sort lentement du placard, marche à quatre pattes jusqu’au long corridor, il regarde à droite puis à gauche, personne en vue. Il se dirige vers la cuisine, la voix rauque est toujours là, elle se fait plus insistante, plus incisive. « Prends le couteau Léon, prends le couteau Léon, allez Léon je t’ordonne de prendre le couteau ». Il s’exécute en tremblant, les yeux hagards. « Maintenant Léon tu vas mettre fin à ton supplice, enfonce le couteau dans ta poitrine là où ton cœur bat trop vite sinon il va exploser et te pulvériser en mille morceaux. »
Si seulement Dre Lucie pouvait arriver, implore-t-il, si seulement elle venait à mon secours, je ne serais pas obligé de faire ce que le Monstre m’ordonne. C’est ma seule chance, la seule. « Dre Lucie, crie-t-il, Dre Lucie venez je vous en prie. » Et par-dessus son cri, la voix éraillée du Monstre crie : « C’est maintenant Léon ! Maintenant !» En plongeant le couteau dans sa poitrine il songe une dernière fois que c’était sa dernière chance et elle n’est pas venue.