Certes, seulement 40 km séparaient le Haut-Quercy de Brive-la-Gaillarde, mais la ville, c’était un autre monde !
En fait, la terre, sous forme de grand potager, nourrissait une famille. Coincée entre un atelier de mécanique générale et des maisons individuelles, longée par une avenue passagère, à deux pas de la cité HLM des Chapélies, ce grand jardin approvisionnait des épiceries en légumes, fournissait du plant de légumes à des familles ouvrières tout en apportant une jolie touche de carrés bien ordonnés aux couleurs variées, et cela, parait-il depuis quasiment un siècle.
En 1962, on ne le savait pas encore, l’atelier de mécanique deviendrait un fleuron de l’industrie briviste. Selon un article de 2020 de La Montagne, « L'entreprise Deshors est enracinée dans le bassin de Brive depuis sa création, il y a presque quatre-vingt-dix ans. L'entreprise s'installe à Brive, en 1943. L'activité de moules pour pneumatiques se développe. En 1967, nouveau déménagement à Malemort. L'entreprise emploie alors 70 personnes. Une nouvelle usine, construite à l'ouest de Brive, emploie 300 salariés de Deshors en 1990. Elle a été fournie "clés en main" par la municipalité de Jean Charbonnel. L'entreprise résiste à la crise du secteur de l'aéronautique et, en 1998, la société emploie 530 salariés ! » L’article sonne le glas d’une époque « 21 octobre 2020 : Deshors Moulage ferme définitivement ses portes. »
Mais en 1962, de l’usine, je ne connaissais que le bruit du klaxon qui rythmait la journée et dont on ignorait la fonction exacte. En revanche, dès mes premiers jours chez les maraîchers, le déferlement de vélos et autres deux roues sur l’avenue Thiers m’informait de l’heure : il était midi… Parmi les ouvriers de l’usine TRT – Télécommunications Radioélectriques et Téléphoniques – certains s’arrêtaient au passage chez les maraîchers pour y acheter leurs douze tomates à planter dans leur potager familial.
Dès mon embauche, en ce début mai, je constatais que les 40 heures hebdomadaires n’étaient pas de mise : radis, laitues, oignons blancs, poireaux, épinards, céleri branche se foutaient pas mal de la législation sociale. En ce temps-là, avril, mai, juin étaient des mois d’enfer !
Mardi, jeudi, samedi, jours de marchés à la Guierle, le patron se levait à 3 h 1/2, et après une sommaire collation, s’attelait aux deux poignées de la baladeuse.
Baladeuse ? C’était un chariot plat d’environ 1,5 m de large et 3 mètres de long qui équipé de deux roues en son milieu et deux poignées auxquelles il n’y avait qu’à s’atteler et ... Poussez l’escarpolette ! Sur le parcours, le maraîcher desservait des épiceries du centre-ville, tel « Le Petit Cœur » de la rue Majour avant d’échouer au marché de gros de La Guierle.
Georges Brassens n’a-t-il pas quelque peu exagéré les risques de la concurrence ?
« Au marché de Briv'-la-Gaillarde
A propos de bottes d'oignons
Quelques douzaines de gaillardes Le marché de Brive 20 février 2021
Tout le monde se réconcilie Halle Georges Brassens
Se crêpaient un jour le chignon
A pied, à cheval, en voiture
Les gendarmes mal inspirés
Vinrent pour tenter l'aventure
D'interrompre l'échauffourée » (…)
Non ? je ne crois pas à cette suite guerrière :
« Dès qu'il s'agit d'rosser les cognes
Tout le monde se réconcilie
Ces furies perdant tout' mesure
Se ruèrent sur les guignols
Et donnèrent je vous l'assure
Un spectacle assez croquignol » (…)
En qualité d’ouvrier bon à tout faire, les matins où la baladeuse était chargée à bloc,il m’arrivait de jouer d’une main, le compagnon pousseur, l’autre main accompagnant le vélo de la patronne qui servirait à remonter vite fait, bien fait vers les occupations quotidiennes maraîchères. Et c’était parti pour une journée qui se terminerait aux alentours de 21 heures.
Fort heureusement, en juin, juillet quand le soleil commence à taper dur, il y avait la méridienne de l’après-midi. Un jour, je fus submergé par la honte : je ne rejoignis les patrons au jardin que vers 17 heures. Compatissants, ils avaient laissé dormir le p’tit gars de seize ans …
Je ne savais pas encore que ces deux années passées chez Hélène et Lucien me marqueraient pour la vie. Sans rancune pour les longues heures où, pliés en deux, on sarclait, plantait, bêchait, lavait poireaux, radis, carottes, rangeait bien convenablement les laitues ou scaroles dans les plateaux. Dommage, les images ne sont plus que dans ma tête : chez les maraîchers, on n’était pas très « photo ».
De cette époque, il ne reste que l’image d’un jeune homme cravaté à côté de son cyclomoteur Peugeot. C’était la fête à Turenne-Gare … Cravaté ? Hélène, ma patronne d’alors me conduisit chez Loray, magasin de vêtements de la rue Toulzac pour m’équiper d’une jolie chemise verte et d’un pantalon assorti.
- Comme ça, tu seras plus beau pour aller au bal, me dit-elle.
Un certain matin, à mon air guilleret, elle devina :
- Toi, hier, tu as fait une conquête !
Et toute la semaine, Hélène et Lucien allaient me charrier gentiment. Une semaine, voire deux, parce que ces premières amours ne dureraient pas…
Ces premiers pas étaient annonciateurs de recherche de rencontres q ui se révélèrent éphémères parce que le gars n’était pas très expert en matière de conversations galantes, pas plus que danseur talentueux, et pour corser le tout, plutôt timide avec la gent féminine …
Et puis, à mon sens, les filles d’alors étaient plutôt bêcheuses :
- Vous dansez, Mademoiselle ?
- Non merci !
Oui, c’était souvent le râteau dont le WEB 2021 donne un raccourci imagé …
En ce temps-là, les jeunes ne possédaient que rarement voitures, voire cyclomoteurs, pour se rendre dans les fêtes éloignées de la cité gaillarde, les dimanches après-midi et dimanches soir. Alors, vous vous rendiez Place Thiers où vous attendaient des cars affrétés par les propriétaires des dancings Lac ou Pouch. A l’arrivée à Saint-Jal,Yssandon, Ayen, etc …, il ne vous restait plus qu’à sortir votre billet de 5 F et circuler le long des parois pour essuyer d’éventuels râteaux successifs … ou dénicher la belle qui partagerait quelques pas de danse, voire plus si affinités avant d’embarquer dans le car du retour vers la cité gaillarde.
1962, c’est aussi l’année où j’ai découvert, grâce à mon frère Arnaud de retour d’Algérie, les bains-douches municipaux qui, le dimanche matin, vous donnait pour la sortie estivale un joli air de propre et de « sent bon » …
Enfin, pour clôturer l’année 62, mon frère m’entraîna au Chêne Vert, restaurant prisé des Brivistes pour y être un des dîneurs de la Saint-Sylvestre. Je ne me souviens point des mets dégustés cette nuit-là noyés dans le rosé et autres breuvages qui eurent pour conséquences de rendre mes pas trébuchants parce que mon frère, en fin connaisseur des risques encourus, avait décidé que la soirée serait piétonne.
Sage précaution … Tout au long des deux kilomètres du retour, aux alentours des deux ou trois heures du matin, le grand frère soutenait le petit, rond comme une queue de pelle.
L’année 1962 se terminait par une cuite mémorable qui, sans nul doute, précipitait un peu plus le jeune adolescent dans le monde des adultes. Le maraîchage, c’était dur, mais j’en garde un souvenir ému ; je partage assez cette citation du NET :
« A seize ans, l'avenir, c'est bien plus tard, c'est bien plus loin que le mot même. »