Plus tout à fait un enfant, pas encore un adulte, une maturité en devenir, l’espoir chevillé au corps, mais l’incertitude quant à son propre avenir. Avec 60 années de recul, c’est ce qui caractérise mes seize ans …
C’était en 1962, pour moi déjà la 3ème année de travail et quel travail !!!
En ce temps-là, le vocabulaire ne s’ornait pas encore de fioritures : aujourd’hui, on dirait ouvrier agricole. Non ! J’étais valet de ferme, nourri et logé avec 12 000 francs par mois, en réalité 120 nouveaux francs … Ce fut suffisant pour payer comptant au bout de quelques mois ce beau vélomoteur Peugeot bleu qui remplaçait le vélo chaque dimanche pour retourner chez papa et maman à 15 km et le dimanche après-midi, aller au cinéma pendant l’hiver ou, d’avril à octobre, courir les fêtes locales dans une commune ou l’autre de la Basse Corrèze au Haut-Quercy. Une drôle de danse commençait à faire fureur : le twist regardé d’un œil suspicieux par les mamans jouant le rôle de chaperon de leurs filles adolescentes. A-ton idée de se tortiller de la sorte ?
Dans la ferme lotoise qui m’employait, il y avait une nouveauté dont je ne me lassais pas : la télévision ! A partir de 12h30, Paris-Club était animé par Jacques Chabannes et le soir, des variétés, des films ou du théâtre. Je me souviens de cette émission synchronisée avec la radio : Les Perses, tragédie grecque d’Eschyle. C’était en direct la Culture qui s’invitait chez les cultivateurs…
C’est aussi la télévision qui nous apporta une bonne nouvelle. 19 mars 1962, c’était le cessez-le-feu de la guerre d’Algérie qui durait depuis 1954. Arnaud, le 3ème de mes frères après Roland et Robert, pouvait en toute quiétude attendre sa démobilisation après 26 mois d’armée. Quiétude, enfin pas tout à fait, parce que l’OAS n’acceptant pas l’abandon de l’Algérie, multipliait les attentats comme celui de Boulogne, le 7 février 1962, qui visait André Malraux, Ministre du Général de Gaulle. Delphine Renard, 4 ans 1/2 , fut grièvement blessée, victime de la folie meurtrière des factieux de l’Algérie française. Incarnation de l'innocence blessée, son visage ensanglanté, mutilé, fera le tour du monde. Il bouleverse la France qui découvre avec effroi la rage de ces colonialistes. Jeune adolescent, je m’inquiétais pour Arnaud, soldat à Alger.
Mais il y avait le travail. Du lundi au dimanche inclus, il convenait d’accomplir une partie essentielle de ma mission, curer les étables des 200 cochons en pension momentanée à la porcherie. Le croirez-vous ? C’est gentil, ces bestiaux …
Avec ma grande pelle, j’entrais dans le logement que se partageaient 8 à 10 porcs. Avec un sens inné de la bienséance, ils déposaient leurs excréments dans le coin opposé de l’auge qui recevait leur pâtée, aliment en poudre mélangé à l’eau. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils remerciaient leur valet de chambre, mais ils ne l’importunaient point dans son travail. Et en bons cochons qui se respectent, à six mois, ils atteignaient les 100 kg et méritaient alors le titre de porcs charcutiers.
Parlons gros sous … Si ma mémoire ne me trahit pas, le porc charcutier sur pied se vendait 3 francs le kg, mon patron encaissait 30 F par bestiau mené à bon port ; donc, avec le boni de 4 cochons, il payait mon salaire mensuel. Quant à la nourriture ? Non, je ne partageais pas l’auge des cochons, je mangeais à la table familiale, fort bien ma foi …
Un dimanche matin, au casse-croûte, Marguerite, la patronne, balança un pavé dans la mare :
- Tu as dû t'en rendre compte, il y a de moins en moins de travail pour toi. Camille vient de vendre les vignes à André ; les cochons, avec cette espèce de maladie qui nous les crèvent quand ils approchent les 100 kg, on va arrêter complètement. Mais ne t’affole pas, tu peux encore rester quelques semaines, le temps de trouver autre chose …
Le premier grand saut s’annonçait brutalement pour le jeune adolescent encore trop jeune pour un travail en usine autre qu’apprenti. Mais l’apprentissage ne nourrissant pas son homme, Jean, mon beau-frère me proposa de tenter ma chance dans le maraîchage à 500 mètres de chez lui, dans la cité gaillarde.
A suivre …