Longtemps j’ai cru que je serai l’éternel. Celui qui ne passerait pas avec le temps. Celui qui resterait auprès de Roméo pour toujours. J’avais tort.
Je suis arrivé dans sa vie alors qu’il n’avait que quelques mois, offert par sa marraine.
J’ai été installé dans un coin du lit, aux côtés d’autres peluches récemment déballées : Un éléphant aux grands yeux, un renard à chapeau, un mouton immaculé… Nous observions tous, ébahis, ce petit être encore immature, si dépendant et si précieux. Serrés les uns à côté des autres, nous calions notre souffle sur sa respiration lorsqu’il dormait de peur de le réveiller.
Nous guettions son regard lorsqu’il s’éveillait, espérant recevoir de sa part un sourire. Nous avions tous un rêve : être agrippé par ses petites mains rondelettes, tiré vers lui d’un geste même involontaire, et pouvoir faire sa rencontre, pour le rendre heureux et être aimé. C’était notre unique raison d’être.
Mes longues jambes dépassaient de notre ligne de front et m’ont values d’être le premier à atterrir dans ses bras, peu après ses 4 mois. Mes grandes oreilles satinées l’ont séduit, et d’une morsure baveuse, il a scellé mon destin pour ne plus jamais me lâcher.
Mois après mois, années après années, je l’ai accompagné partout, tout le temps.
La nuit je dormais contre lui, ses doigts entortillés dans mon oreille comme il suçait son pouce.
Le jour, je trainais à ses côtés sur le carrelage de la cuisine, dans l’herbe du jardin, sur les trottoirs bétonnés. Je jouais avec camions, trains et poupées. J’ai enduré la terre, la morve et la purée. J’ai apaisé ses tristesses et combattu ses peurs.
Mes oreilles ont durci d’être mordillées, mes pieds ont noirci malgré les lavages, mon museau a été recousu plusieurs fois.
Mais je restais Pinpin. L’indispensable Pinpin.
Il était impensable de m’oublier, illusoire de me remplacer, et vain de me racheter à l’identique.
Au fil des ans, j’ai été le témoin de pyramides de bois démantelées, de puzzles amputés. J’ai vu des voiturettes perdre leurs roues, des instruments de musique perdre leurs piles. Les jouets victimes d’accidents étaient souvent mis de côté, et finissaient par prendre la poussière dans un coin de la chambre. Même les meilleurs super héros encore intacts ont fini par être relégués aux placards. La solidité n’était pas gage de longévité. Mais moi, même rapiécé j’étais toujours là.
Cependant, progressivement Roméo ne m’a plus emmené avec lui dans ses péripéties journalières. Mon monde s’est réduit à l’espace de sa chambre. Sa vie au dehors m’est devenue innaccessible. Ses cabanes dans le jardin, ses gouters entre amis, la magie de son train électrique m’étaient hors de portée. Il me retrouvait le soir dans son lit, et nos brèves retrouvailles laissaient très vite la place à la nuit. J’étais comme un oreiller confortable dont on chérit le moelleux quand la fatigue nous gagne, mais qu’on a oublié au matin.
Notre relation alors a cessé de grandir. Notre histoire s’est figée dans le temps. Je suis devenu un souvenir douillet, une réminiscence de l’enfance.
Je l’ai vu devenir adolescent depuis son lit, coincé entre 2 oreillers. J’ai détourné les yeux lors de ses premières expériences masturbatoires. J’ai recueilli les larmes de son premier chagrin d’amour. Dans ces moments de tristesse, malgré sa voix devenue grave, c’était le petit Roméo que j’avais devant moi, qui me serrait contre lui comme il aurait serré une bouée en pleine noyade. Il redevenait l’espace d’un instant le petit garçon vulnérable qu’il avait été et que j’avais tant de fois consolé.
Dans l’intimité de son monde intérieur, dans la secrète de la nuit, j’étais toujours Pinpin. Mais aux yeux de ses amis, je suis peu à peu devenu indésirable. Plusieurs fois il m’a fourré sous son lit, de honte, lorsque ses copains venaient jouer aux jeux vidéo dans la chambre, ou qu’une jeune fille venait passer l’après-midi. J’étais dévasté d’être traité en persona non grata, mais je m’accrochais en me disant que le vrai Roméo, celui que je connaissais depuis toujours, allait me récupérer le soir et me faire dormir au creux de son bras.
Un jour Roméo est entré dans la chambre avec un carton : il partait étudier à l’université. J’étais tout excité à l’idée de voyager moi aussi, de découvrir une nouvelle chambre, un nouveau lit.
Il a trié ses livres, ses affiches, ses babioles, ne plaçant dans le carton que ce qu’il souhaitait emporter avec lui. A un moment, il m’a pris dans ses mains, m’a regardé longuement, hésitant, puis m’a reposé sur le lit. Je ne partais pas avec lui.
J’étais anéanti. C’était la fin. Je n’avais plus suffisamment de valeur à ses yeux pour mériter de l’accompagner. Après toutes ces années ! Mon cœur était déchiré. Mais je devais me faire une raison.
La chambre de Roméo est restée intacte, et je vis mes vieux jours au fond de son lit. Parfois, Roméo vient passer le week-end à la maison. Il me retrouve alors avec un sourire teinté de nostalgie, et me sers contre lui en hommage à nos jours heureux.
J’ai appris à me contenter de ces brèves apparitions sporadiques, en espérant qu’un jour, devenu papa, il me présentera à ses enfants et que je pourrais alors vivre une seconde vie.