Ma voile plane sur les courants chauds. Je prends de l’altitude sans en avoir l’air. Le ciel est d’un bleu merveilleusement uniforme. Pas le moindre nuage à l’horizon. Et l’horizon je l’ai devant les yeux. J’en ai presque le tournis, tellement c’est gigantesque. Les grands aigles me côtoient à quelques dizaines de mètres, l’air de rien. Ils ne me regardent même pas, trop occupés à guetter une proie au sol. Comment peuvent-ils voir à cette altitude ? Je me le suis toujours demandé. Ils ont une meilleure vue que moi. Je serai bien incapable de repérer ne serait-ce qu’un randonneur marchant sur un sentier, pourtant plus gros qu’un petit rongeur.
Je ne me lasse pas du moment, pourtant je commence à perdre de l’altitude. Ça m’inquiète tout de même. J’ai couru vers le bord de la falaise, vers le vide et immédiatement je me suis trouvé grisé par le vide, l’environnement, par mon toupet d’avoir tenté ce challenge, ce premier vol. Mais inutile de tergiverser et de raconter le passé, je suis maintenant dans les difficultés. Je vois se rapprocher le sol et je me demande comment je vais bien pouvoir faire pour atterrir. Il y a encore quelques minutes, j’avais l’horizon devant moi, seules les montagnes dépassaient du niveau et là…il y a toujours ce ciel, il parait moins vaste, les montagnes ont pris de l’importance. Ma voile à tendance à dériver vers la gauche. J’approche dangereusement de la falaise. J’essaie de me rappeler les manœuvres à faire en de telles circonstances. J’actionne le câble se trouvant à ma main droite. Oui, ça à l’air de fonctionner mais maintenant, c’est le sol qui vient vers moi ou plutôt moi qui vais vers lui. Il fallait bien que cela finisse par arriver. Je ne pouvais pas rester toute la vie en l’air. Je ne suis pas un aigle. Mais même l’aigle se pose quelque fois, sans quoi… je tire des deux mains sur les câbles pour l’atterrissage, mais dans ma course et avec mon manque singulier de pratique, je me mélange les pieds et vais heurter je ne sais quoi qui me laisse groggy au sol.
Où suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? C’est une prairie verdoyante où les boutons d’or se disputent l’espace avec les fleurs de pissenlits. Je suis couché en chien de fusil, recroquevillé sur moi-même. Je me suis réveillé en sursaut. Un homme est à côté de moi... Il me secoue tant qu’il peut en me prenant par l’épaule…Le ciel bleu m’éblouit m’incitant à baisser les paupières, comme si je venais de sortir de l’obscurité la plus profonde. En me relevant un peu, j’aperçois des voitures qui passent lentement sur un boulevard. Je ne reconnais pas ce quartier. Ce n’est pas le mien.
– Vous êtes là depuis quand, me demande l’homme qui vient de me réveiller ?
– Je ne sais pas. Je suis où exactement ?
– Vous devriez le savoir aussi bien que moi !
– Non, j’en suis bien incapable. Je viens de faire un cauchemar incroyable.
– Lequel, ça va peut-être nous mettre sur la voie ?
– je faisais du parapente ?
– Et ce n’était pas le cas bien sûr, dit-il d’un air un peu moqueur ?
– À non ! Certainement pas. J’ai le vertige, alors ce n’est pas possible que je me sois jeté dans le vide comme ça !
– Comment vous appelez-vous ?
– Je ne sais pas, non…
– Vous n’avez pas vos papiers sur vous ou quelque chose dans vos poches qui pourraient nous guider ?
– je regarde… dans mes poches qu’y a-t-il ? Un dé à coudre…il a l’air en argent, bizarre. Pas qu’il soit en argent, mais un dé à coudre pourquoi. C’est un objet utilisé par des petites mains, féminines par définition ! Dans mon autre poche un bout de papier. Il y a une adresse dessus. Le papier à l’air d’avoir vécu, il ressemble à ceux que l’on trouve abandonné depuis plusieurs décennies dans un grenier au fond d’une malle de vieux papiers de familles. Elle est à peine lisible…
– J’y pense…vous faites de la course à pied, vous avez des chaussures de sport ?
– Pas que je sache !
– Voyons l’adresse inscrite sur ce bout de papier : Noémie Sadler. 2 rue Victor Hugo à Tours.
– je ne connais pas.
– Ça va être difficile de vous identifier dans ces conditions !
– J’en ai peur, oui.
– Vous ne vous souvenez vraiment de rien du tout ?
– Que croyez-vous ? Que je resterais là comme un demeuré, assis le cul dans l’herbe, à me demander qui je suis, si je le savais vraiment ?
Un long silence s’établit entre les deux interlocuteurs. Ils ne savaient plus vraiment quoi dire.
À ce moment-là une voiture s’arrêta brusquement sur le boulevard voisin. Une jeune femme sortit du véhicule en criant :
– que fais-tu ici ?
– qui êtes-vous ?
– Noémie, tu ne me reconnais pas ? Tu ne te rappelles pas avec qui tu étais à faire la fête il y a deux jours. Tu ne te rappelles pas des copains. Roger, Arnault, Pierre, Thibault, Annie, Chloé, Virginie et tous les autres. Rien, tu ne te souviens de rien ? Faut dire…
– faut dire quoi, dis-je ?
– qu’avec tout l’alcool que tu as bu et surtout fumé… Et ce n’était pas des gitanes filtres, crut-elle bon de rajouter ! Ça fait presque deux jours qu’avec les copains nous te cherchons partout.
– Je n’en savais rien ! Je suis là et je ne me rappelle rien. Je ne sais pas comment je suis arrivé ici…
– C’est vrai il ne se rappelle rien, rajouta l’homme qui depuis une heure qu’il le questionne n’a rien pu en tirer. Il ne sait plus où il habite !
– Moi, je sais où il habite…avec moi et il était tellement bourré l’autre soir lors d’une fête entre ami qu’il est parti tout seul dans la campagne comme à chaque fois qu’il fait des abus. Et quand il est dans cet état, il n’y a vraiment rien à en tirer, croyez-moi ! Encore heureux qu’il n’ait pas rencontré des éléphants roses, il aurait été capable de vous le faire croire !
– Non, il m’a dit avoir fait du parapente…en cauchemar !
– Ah ! Vous voyez, ce n’était pas des éléphants roses là et vous l’avez cru pour cette histoire de parapente ! Je vous rassure, il en serait bien incapable. Il a le vertige rien qu’en montant sur un escabeau de dix marches !