Tous les matins, c'est la course contre la montre.
Elle court comme une dératée pour ne pas rater son train.
Il ne faut pas qu'elle arrive en retard.
Elle est à un tournant de sa carrière.
Une promotion se pointe à l'horizon. À 50 ans, elle ne peut pas la laisser passer.
Tous les matins sont pareils. Ils sont chronométrés à la minute près.
Son réveil sonne à 6 heures.
À 6h05, elle allume la radio dans la cuisine, met le chauffage dans la salle d'eau, ouvre la porte-fenêtre qui donne sur le jardin pour laisser sortir son chien. Elle fait mille choses en même temps.
Dans la salle de bain, aussi, la radio fonctionne. Au moment du journal des sports, elle sait qu'elle est dans les temps. Dès les infos de 6h30, elle pénètre dans la cuisine. Elle donne les croquettes à Lucien qui, assis à côté de sa gamelle, attend presque sagement en salivant, le mot magique l'autorisant à se jeter sur les malheureuses croquettes. « Allez ! » Il les avale en seulement quelques secondes.
Elle s'installe alors à table et déjeune avec son mari, qui lui a plus de temps que son chien et que sa femme.
À 6h45, elle descend s'habiller dans sa chambre.
À 6h55, elle remonte au salon. Elle court dans les autres pièces pour terminer de se préparer.
Une dernière touche de maquillage sur les lèvres, un peu de parfum dans le cou, il est 7h05.
Elle enfile son manteau, embrasse son chien et son mari puis elle sort pour aller prendre son train de 7h15.
Ce matin, elle arrive sur le quai à 7h16. Elle ne comprend pas cette minute de plus à sa montre, ces 60 secondes de perdues dans sa vie. Dans quelle pièce les a-t-elle égarées ?
Elle ne reconnaît rien sur le quai.
Le chef de gare est un berger allemand avec une casquette et un sifflet. Le chauffeur de la locomotive est un labrador. Il ressemble à Lucien. Il porte le même foulard à têtes de mort autour du cou. Un peu plus loin, une petite chatte blanche agite un mouchoir.
Quel est donc ce cirque ?
Elle grimpe dans le wagon jaune poussin, s'assoit dans un fauteuil en fourrure synthétique rose bonbon. Ça sent la guimauve.
Les autres passagers s'installent. Elle ne voit aucun adulte. Des fillettes aux couettes blondes se tiennent par la main. Des garçons en salopette mâchent du chewing-gum. Bientôt, il ne reste plus un siège de libre.
Un chimpanzé habillé en contrôleur lui tend une sucette.
« Bienvenus dans le train d'enfants pour une ronde d'enfer » lance d'un ton joyeux le haut-parleur pourvu d'une grande bouche rouge qui bouge.
Le train s'ébranle. Elle ne peut plus descendre.
Une musique de fête foraine emplit l'espace et couvre le rire des enfants.
Affolée, elle regarde par la fenêtre. Le train n'avance pas en ligne droite. Il tourne, tourne, tourne.
À l'extérieur, elle aperçoit une maison en pain d'épice. Sa clôture est en sucre d'orge et son toit en chocolat. Elle voit un loup avec un bonnet de nuit en dentelles blanches posé entre ses deux grandes oreilles filant dans la campagne. Il est poursuivi par trois cochons dodus jouant de la flûte.
Oui-Oui, dans sa voiture multicolore attend derrière une barrière de passage à niveau. Il sourit en saluant les passagers.
Des vaches à pois bleus regardent passer le train.
À chaque tour, elle voit ce même spectacle.
Dans le ciel, les nuages sont en forme de moutons. Ils sautent une barrière. Le soleil, avec un grand sourire, adresse des clins d’œil à des ballons de baudruche de toutes les couleurs qui volent dans les airs.
Le train tourne de plus en plus vite. Il passe sous un arc-en-ciel. Une pluie de confettis s'abat soudain. Puis, le train ralentit. Il s'arrête enfin dans un bruit de frein. Une fumée violette, épaisse comme une barbe à papa monte jusqu'aux nuages qui la broutent avec plaisir.
La dame n'ose pas bouger. Elle se cramponne à deux mains à son sac.
Les enfants la regardent fascinés avec des yeux grands comme des soucoupes.
Elle descend chancelante.
Elle retourne chez elle.
Elle n'ira pas travailler aujourd'hui.
Elle pense à son enfance passée trop vite, passée aussi vite qu'une ronde d'enfer dans un train d'enfants.