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La pauvre femme me parlait au téléphone. Elle n'avait rien de pauvre. Elle me parlait de sa pauvre histoire. Je regardais les arbres remuer dans le ciel tandis qu'elle me parlait. Les mots de son histoire coulaient dans le téléphone. Elle cherchait ses mots qui arrivaient par courtes vagues et qui venaient s'écraser dans mon tympan. Pauvre femme, je pensais. Pauvre femme, je regrettais de penser. Je la connaissais suffisamment pour savoir qu'elle n'était pas pauvre. Le malheur seulement avait choisi d'atteindre une femme honnête. Derrière les arbres il y avait la rue avec voitures, maisons, façades et murs de briques des immeubles anciens.
 

« Tu comprends Richard… comment cela a-t-il pu m'arriver… » Oui, je m'appelle Richard. D'ailleurs à l'époque où la femme me téléphonait, je m'appelais aussi déjà Richard. Et elle me racontait au téléphone ce qu'il était si difficile d'admettre pour elle. Avec application, moi, Richard, j'essayais de me mettre à sa place. Mais je ne suis pas une femme et encore moins une mère. Pendant qu'elle me martelait avec peine ses phrases et que le combiné du téléphone me brûlait l'oreille, je voyais par ma fenêtre, entre les feuillages des arbres, les fragments colorés d'un graffiti sur le mur d'en face. La femme au téléphone me disait que rien n'avait laissé présager cette horrible nouvelle. Et elle se demandait comment elle pourrait survivre à cela… Je ne trouvais pas de réponse. Je restais niais. Une silhouette de femme dans une robe blanche entre les branches apparaissait. C'était un graffiti d'une beauté étrange.
 

« Mais bien sûr Odette que ça passera… Ce genre de chose… avec la raison… et le temps, ça passe Odette » Odette, c'était le nom de la femme qui se lamentait dans le téléphone. Richard écoutait donc Odette avec amitié. Odette parfois avait dans la voix des inflexions blessées, désemparées, comme celles d'une petite fille. Odette était âgée de soixante dix ans. Sur le mur la femme semblait vouloir se protéger d'une menace que je ne parvenais pas à distinguer.
 

« C'était un dimanche soir, me disait Odette. Une voiture s'est arrêtée devant le portail du jardin… »  Je savais que Odette vivait seule dans sa maison. La solitude lui faisait souvent décrocher le téléphone pour échanger une conversation qui pouvait durer jusqu'à épuisement. Cette fois évidemment elle avait une vraie raison pour ne plus jamais raccrocher. Odette me considérait comme un ami qui pouvait tout comprendre. Qu'avais-je à comprendre ? Odette était la victime d'un destin qui lui échappait. Par un léger mouvement de brise les feuillages s'écartèrent et une tête hommasse surgit au-dessus de la femme en blanc. L'homme fortement maquillé levait ses bras en direction de la femme qui se courbait. Etait-ce une danse, comme un flamenco² insolite insolent, ou une confrontation qui tournerait mal ? Je tentais de réconforter Odette mais mes propos manquaient leur but. Je me représentais le portail du jardin grinçant dans l'obscurité hivernale de la nuit. La voiture, une Audi A6 Berline, noire, étincelait dans la lumière du perron que Odette venait d'allumer. Une femme très élégante marchait sur le gravier. Odette prenait plaisir à me narrer tous ces détails. Je devais changer d'oreille, afin que mon oreille froide dans l'écouteur recueille plus nettement les paroles invraisemblables de Odette.  Sur le mur, le personnage masculin avait les bras pris dans une robe de fillette. Des manches courtes à ballon jaillissaient des membres chétifs qui toutefois se rassemblaient avec une force inouïe. L'envie de fumer un cigare me traversa. Mais fumer en écoutant Odette à cet instant n'aurait pas été courtois. Je savais que Odette me voyait à l'autre bout du fil, tant son histoire  était présente.
 

« Tu imagines, Richard, une superbe femme blonde est entrée dans mon jardin. Elle manquait de se tordre les chevilles sur ses talons aiguilles dans les cailloux. Son manteau était blanc comme de l'hermine. Richard si tu savais ce qui m'attendait… »
 

Je changeais encore l'écouteur d'oreille ne voulant pas rater la suite de cette sombre péripétie dans les jardins de Odette ; Le vent s'était levé. Et la fresque murale semblait curieusement s'animer entre les trouées de verdure mouvantes qu'agitait le vent. La femme dansait, mais dans ses mains se lisait sa crainte et sa peur. Et dans la figure de l'homme qui la dominait, arrogance et théâtralité se mêlaient sous les traits grossiers dont on perdait l'humanité.
 

« Alors Richard, poursuivit Odette, devine qui je reconnus sous la perruque, dans le manteau, avec des bas nylon, je reconnus… mon fils ! C'était lui. Il rentra dans la maison. Il s'assit dans le fauteuil et me réclama une bière. Ses ongles étaient vernis de rouge. Sa bouche barbouillée de rouge. Ses yeux pétillant sous le rimmel. C'était lui. Il m'expliqua qu'il s'était fait opéré. Il me dit que sa femme et ses enfants étaient au courant. Il ne restait plus que moi, sa mère, pour apprendre la chose »
 

Pauvre femme, pauvre mère. C'était ainsi.
 

« Je n'ai pas mis au monde une fille ! » finit-elle par me crier.
 

         Dehors le jour commençait à décliner. Le soleil doré embrasait les arbres. La fresque sur le mur prit une teinte insupportable. Je rangeais ma boîte de cigares. Et je dis à Odette que l'on pourrait se voir prochainement. Je raccrochais le téléphone. Mes oreilles étaient en feu en même temps que ma tête. Pour une fois ce n'était pas un fait divers comme on en trouve dans les médias, mais une histoire simple qui se passe chez vous, et dont vous êtes le témoin.

Tag(s) : #Textes des auteurs
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