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L'accident venait de se produire, péniblement les véhicules d'urgences se frayaient un passage dans la masse de voitures bloquées. Je sais, je n'aurais pas du me réjouir de cette situation mais l'occasion était trop belle, quelle histoire en vue !
Une heure plus tôt, tout se mettait en place, la circulation se densifiait, les deux arrivées d'autoroutes n'allaient par tarder à saturer l'accès au périphérique. De tous les jours de la semaine les mardis étaient mes préférés. C'étaient ceux des transports internationaux avec leurs remorques chargées, l'entre deux, l'entre retours des weekends-RTT et mercredis-4/5èmes. 
Comme chaque matin j'avais hâte de me retrouver coincé dans ces encombrements, ma voiture était devenue le refuge, la porte ouverte d'où je pouvais regarder tous les mondes, toutes les histoires, toutes ces vies d'hommes et de femmes. Attention, je n'ai rien d'un voyeur, je suis du genre contemplatif et inventif. Un regard, un sourire, un geste emporté au téléphone, tout est prétexte à imaginer et à écrire l'avant, l'après. Dans ma voiture tous les voyages étaient possibles.
Bien sûr, tout n'est pas arrivé comme ça, du jour au lendemain, il y a eu un commencement…
A vingt ans je rêvais d'être écrivain, j'avais étudié des tonnes de biographies et un point revenait régulièrement chez les plus grands auteurs : le rituel d'écriture. Entre Victor Hugo qui écrivait nu, Balzac le buveur de café ou Kerouac alcoolique drogué, je cherchais ma marque, ma  maniaquerie, persuadé qu'elle me ferait devenir un de ces grands hommes.

A trente ans j'écrivais nu, un irish coffee à la main. Le mixage idéal, le nouvel Hugo café-whisky, je cumulais les formules.  L'inspiration n'a pas mordu, c'est moi qui me suis accroché au piège, jusqu'à frôler une pneumo-cyrhose. Il en fallait plus pour me décourager, des années durant je me suis levé toutes les nuits à 5 heures, bu du thé, du vert, du noir, du bleu, du rouge dans un service de porcelaine blanche, des babouches de cérémonie aux pieds, un havane fumant aux lèvres. J'ai tenté les moufles, les lunettes sans verres, la musique, le silence absolu, hypnose. Résultat nul ! 
C'est seulement au bout de nombreuses séances expérimentales que je me suis aperçu que l'état de grâce arrivait en m'éloignant de chez moi. Il me suffisait de percevoir des odeurs, des couleurs, des gens, la vie, tout devenait alors facile, je pouvais noircir des pages et des pages, la folie ! en attendant le talent.
A 40 ans, sur ma moto, je notais d'une main gantée les idées qui se dessinaient dans le paysage. Je suivais les héros des mers, tombais amoureux dix fois par jour, m'évadais des geôles mongoles de Gengis Kahn pour devenir dresseur de fauve sur le nouveau continent. Je sauvais le monde dans un véritable numéro d'équilibriste qui devait s'achever, un matin d'avril, par 30 jours d'hospitalisation et un an de rééducation ! Le camion est plus fort que la moto, c'est une règle à ne pas oublier.
Au début des années 70 naissaient les premiers slogans écologiques. J'avais, alors, fait l'acquisition d'un superbe vélo hollandais à rétro pédalage et je fréquentais le groupe des Amis de la Terre. Fini la pollution en ville,  le vélo allait trouver sa place en agglomération, détrôner la voiture pour ceux qui, comme moi, avaient ce besoin d'indépendance que n'offrent pas les transports en commun. J'avais beau être quinqua-baba-cool-écolo je n'en oubliais pas ma mauvaise expérience d'écriture sur deux roues. La peur d'embarquer sur un trois-mâts  du XVIII ème en partance pour Saint-Louis et d'être catapulté plus vite que le vent dans un bus RATP en pleine heure de pointe fut plus persuasif que l'envie de trouver l'inspiration. J'ai continué ma quête de martingale.
C'est avec ma première voiture que je me suis senti en sécurité, je pouvais écrire par tous les temps, même sous la pluie ! J'avais enfin trouvé. J'écrivais j'écrivais, des poèmes, des nouvelles, tous les jours ouvrés de la semaine j'écrivais. L'angoisse de la page blanche s'envolait en tournant la clé de contact. Alors, peut-être qu'avec la densité croissante de la circulation, j'arriverais un jour à la cheville de Victor Hugo. 
Les années ont passé sans incidents majeurs. Je tentais plusieurs fois de décrocher, de prendre du recul. Je sentais que ça devenait dangereux, qu'un jour ou l'autre l'accident fatal allait me tomber dessus mais c'était trop d'effort de volonté face au plaisir d'écrire. Je me souviens quand l'infirmière de jour m'a dit, "monsieur Ruegy, la police n'a pas tort, à 80 ans il faut être raisonnable, avec le trafic, vous risquiez l'accident. Ils ont eu raison de vous retirer votre permis de conduire." 
Et moi, têtu, je continue. Tous les jours sur le parking de la maison de retraite, je monte dans ma 2CV, j'allume les phares,  puis, après avoir vérifié les rétroviseurs, je mets le contact et, même si elle ne roule plus depuis longtemps, je m'envole conquérir le monde. Parce ce que sans imagination le monde est bien trop étroit.
Voilà, vous savez tout, mais ne le répétez à personne.

Tag(s) : #Textes des auteurs
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