- Mademoiselle…Mademoiselle…Je voudrais le 18 à Paris,
s'il vous plait…non, je ne quitte pas…
L'oreille collée au combiné de la boite à sel, son
téléphone mural Marty ainsi dénommé à cause de sa forme,
il ronge son frein. S'il n'était pas relié à ce stupide
appareil, il ferait les cent pas. Y a urgence.
- Mademoiselle, Mademoiselle…un grésillement continu agace son
tympan en un silence assourdissant.
- Mademoiselle…Si ça se trouve, elle n'a rien d'une
demoiselle. Elle est peut-être mariée et mère d'une
tripotée d'enfants…elle est même peut-être
grand-mère et est moche et toute ridée. Oui c'est ça, elle
est moche et toute ridée.
- Mademoiselle…
- Mon sieur, mais je fais ce que je peux…ne quittez pas je vous
mets en communication.
- Ah !!!
A l'académie de peinture, ça sonne dans le vide. Il est vrai
qu'il n'est que huit heures et demi du matin. Ah, ces artistes,
tous d'affreux nuitards comme Toulouse-Lautrec. Il raccroche
dépité. Il a un besoin urgent de deux modèles. L'idée de
son tableau est là dans sa tête et il a besoin de la
concrétiser maintenant, tout de suite.
-Je te sers ton petit déjeuner ? Sa femme vient de passer la tête
par l'entrebâillement de la porte de l'atelier.
- Non…tu vois pas que tu me déranges.
Il est déjà énervé, il ne manquait plus qu'elle !
A moins que…
- le jardinier est arrivé ?
- Oui, il taille les troènes.
-Fais le venir.
-Pourquoi ?
-je t'ai dit : fais-le venir.
- Tous les deux, vous allez me servir de modèle. Toi, tu vas mettre
ta robe d'été orange et tu vas apporté à Auguste une
chemise blanche, une cravate noire et une veste noire et
dépêche-toi !
Il ne fait pas bon résister aux ordres de René. Elle presse le pas
pour sortir de l'atelier mais une fois dans le couloir traîne la
savate déjà fatiguée par la journée qui s'annonce.
Pourquoi être si docile ? Pourquoi ne fuit-elle pas ce calvaire
quotidien, cet esclavage ! C'est impossible, pas encore dans les
mœurs. Et dire qu'avant la fin de ce siècle, les femmes
seront beaucoup plus libres. Elles n'hésiteront pas à se
séparer, à divorcer, il y aura la contraception, le droit à
l'avortement et même le droit de vote…comment le sait-elle.
N'est-elle pas par mariage surréaliste ?
Elle entend sa voix de stentor : t'en mets du temps. Elle presse
donc le mouvement.
Le peintre dispose ses deux modèles. Toi, Auguste, c'est parfait.
Quant à toi ma pauvre…
Magritte soupire.
- embrassez vous sur la bouche.
- T'es malade, ou quoi…je suis une femme honnête. A vrai
dire, ce qui la gêne le plus est l'haleine de chacal du
jardinier.
- Puisque c'est moi qui te le demande !
De mauvaise grâce, elle s'exécute. Magritte tend alors vers
eux un petit cadre de papier blanc afin de définir les limites
exactes de ce qu'il veut reproduire.
Décidément, ce n'est pas possible, dans ce viseur improvisé
il ne remarque que sa bouche, des lèvres fines à la commissure
tombante, une bouche sèche, désabusée le contraire d'une
bouche gourmande, une anomalie anatomique qui n'incite pas au
baiser.
Il y a ce nez disgracieux, camus, non camus n'est pas vraiment le
qualificatif adéquat : ah s'il était aussi à l'aise en
glose qu'il est adroit avec ses pinceaux.
Quand aux yeux globuleux et aux cheveux filasses… Comme il rêve
d'avoir le génie d'un Picasso qui sait, le portrait de Dora
Maar éxécuté en 1937 en témoigne, passer outre certaines
réalités.
Il est sur le point de renoncer à son projet quand une idée lui
traverse l'esprit.
- Ne bougez pas, je reviens tout de suite.
Cinq minutes après, il regarde de nouveau la scène qu'il
fixera pour la postérité avec un sentiment de profonde
satisfaction.
Dans un grand journal parisien un critique dithyrambique écrira : ces
visages voilés soulignent combien l'amour est un sentiment
d'une profonde intériorité et nous devons ce trait de génie
à l'immense artiste qu'est René Magritte.