On m'a souvent rapporté l'origine de mon existence : les paysans gascons du Moyen-âge, dans un élan de protestation, menèrent leurs vaches et leurs boeufs à Saint-Sever et les lâchèrent dans le centre du village, courant et traversant devant eux. La pagaille qui suivit fut telle qu'il s'en parla jusque dans les faubourg de Dax.
Les hommes décidèrent d'en faire un jeu et les années suivantes, les troupeaux de bovins envahissaient à nouveau la cité gasconne. Le plaisir étant, comme on le sait, une maladie contagieuse, les paysans des villages voisins se mirent progressivement à organiser, eux aussi, ce qui devait devenir l'évènement annuel incontournable et universel : le concours landais.
Les générations suivantes se firent un devoir de perfectionner, de compliquer l'exercice. Ainsi, on forma au centre du village un cercle de charrettes, on alla chercher en Espagne des vaches au caractère trempé, aux cornes acérées, on imagina des figures spectaculaires et des habits lumineux. Puis on décida, pour éviter les accidents devenus trop nombreux, de construire des arènes protégées, avec des barrières et des gradins abritant un public de femmes, d'enfants, de vieillards et de quelques notables, puisqu'aucun homme valide ne pouvait échapper au devoir de bravoure !
C'est donc il y a près de cent cinquante ans que les villageois me donnèrent naissance.
Quel enthousiasme autour de cet avènement ! Les hommes me consacraient leurs premiers dimanches de liberté ; tout le village était mobilisé pour me donner la vie. Tailleurs de pierre, menuisiers, ferronniers, chacun s'appliquait à me rendre plus belle, plus grande, sous le regard brillant des jeunes garçons rêvant d'associer leur gloire à la mienne.
Mes premières fêtes furent un succès magistral. Personne ne manquait à l'appel, les villageois endimanchés, bérets vissés, envahissaient mes gradins et s'amoncelaient jusque derrière les barrières, tout autour de la place. J'étais inondée de fleurs pour la circonstance, et un orchestre de cuivres étincelants couvrait les rires des femmes et les chahuts de leurs petits.
Les vaches, une à une, bondissaient du plus profond de mes entrailles et caracolaient sur ma plage de sable roux, me caressant d'abord les côtes avant d'apercevoir celui qui, immobile, affrontait le danger d'une charge assassine.
Alors, le silence. Musique et souffles en suspens, l'homme et l'animal se mesurent, s'explorent, se pénètrent et s'implorent. A cet instant, ils se fondent en moi, et tous les trois nous ne sommes qu'un, une fraction de seconde. Et puis, le combat. L'animal fonce droit sur l'homme, qui l'attend et sur le fil de la corne l'esquive en un geste grâcieux, sous les applaudissements du public, les "bravo" et les bérets agités. Et tout recommence, la musique, la peur au ventre, l'affrontement, et encore la musique, les cris et les rires, jusqu'au soir et le banquet où la course et ses péripéties sont de toutes les conversations.
Ces hommes, je les ai vu grandir, venir en moi, et revenir encore applaudir leurs enfants. Je les ai vu mourir aussi. Certains n'avaient connu que moi, j'étais en eux, un peu comme un dieu. Jamais ils n'auraient cru que je pouvais périr, moi aussi.
A présent je suis vieille, et doucement l'homme m'oublie. Les jeunes générations ont inventé d'autres plaisirs, d'autres lieux, ils ont bâti de nouveaux édifices où ils projettent des images qui s'animent devant eux comme ils s'animaient eux-même devant moi. Je devine qu'ils ne tarderont pas à me trouver dangereuse ; alors ils m'écarteront à jamais de leur existence.
Au crépuscule de ma vie, je pleure à l'ombre de mes vieux platanes ; les hommes me survivront comme je leur ai survécu. Qu'y aura-t-il après ma mort ?