Alors que résiste encore la dernière feuille du châtaignier, je m'enfonce peu à peu dans la moiteur automnale. Quelle est la force qui la maintient, perchée tout là-haut, quand toutes ses congénères juchent désormais le sol, pour s'offrir à mes pas ? Les feuilles rousses craquent sous mes semelles dans un délicieux murmure, elles pourrissent lentement et forment l'humus odorant dont la pluie diffuse l'arôme dans l'air saturé de souvenirs. Mais la dernière feuille du châtaigner refuse toujours de prendre part au ballet funèbre. Le vent pourtant s'acharne sur cette frêle silhouette qui vacille, qui frémit, qui promet de tomber bientôt. Elle résiste à sa destinée dans une danse frénétique et offre à mes yeux le combat de ma vie. Un combat perdu d'avance… La lutte absurde contre l'inévitable.
Je la quitte un moment pour explorer le bois de mon enfance. Le rire d'une fillette résonne et reste en suspens dans la brume de cette fin d'après-midi. Elle patauge dans le chemin boueux, ses bottes se soulèvent avec peine et son sourire béat traduit l'exquise sensation qui l'envahit quand elle manque d'être absorbée par le sol. Une irrésistible envie d'ingérer cette terre dense et odorante apparaît alors. D'une poignée ferme et décidée, l'enfant se saisit de la terre et la porte à sa bouche. Elle se fond dans le tout, fantastique osmose avec la nature, le bonheur craque sous la dent. Combien d'automne ce sont écoulés depuis cet antique souvenir? Combien de fois j'ai vu la nature agoniser ? Aujourd'hui je suis cette feuille déjà morte qui tente de résister une dernière fois. Et quand je lève les yeux au ciel, elle n'est plus là, le vent l'a emportée… Je m'étends alors sur la mousse qui offre à ma joue une fraicheur et une douceur si apaisante. Mon souffle se ralentit et je suis la dernière feuille…