J’étais dans les bras de Morphée lorsque le téléphone sonna. Je venais de faire un rêve agréable et l’envie de le prolonger était plus irrésistible que de décrocher le combiné. Le répondeur se mit alors à mugir un « dépêche toi, Lilou, prépare tes affaires de sport, on va faire un footing, à tout de suite… »…
Sacrée Béa, depuis ma dépression, elle était en permanence à mes petits soins…. Mais parfois c’était un peu lourd… j’en avais un peu assez qu’elle me traite comme une enfant. J’avais repris du poil de la bête depuis quelques semaines, grâce à son aide il faut bien l’avouer. Et aujourd’hui, j’avais justement envie de recommencer à vivre par moi-même.
Le passé était derrière moi. Le boulot à outrance, les restaurants avec les clients, les apéros, les décalages horaires, les réunions à n’en plus finir, la pression… non ! J’avais tiré ma révérence sur les bons conseils de Béa ; cette vie n’était plus pour moi. Je n’avais plus 20 ans et si je ne voulais pas partir les pieds devant plutôt que prévu, je devais me reconvertir. Pas facile à 42 ans. Plus de boulot, pas de mari, pas d’enfants. Ma dépression avait été un passage obligé.
C’est Béa qui m’a dégotée la vieille bergerie dans laquelle j’habite aujourd’hui. Elle a toujours de bons plans, Béa. Nous l’avons retapée ensemble, avec l’aide de deux ou trois autres copains, on a aménagé des chambres d’hôtes et comme j’avais bien négocié mon départ, j’ai pu me payer en plus un beau troupeau de chèvres, quelques vaches et un cheval.
Elle est pas belle, la vie ?
Il m’a fallu bien sûr un peu de temps pour m’habituer à ma nouvelle situation, on ne passe pas du mode « working girl » à celui «d’apprenti paysanne » en un clin d’œil mais finalement j’étais convaincue d’avoir fait le bon choix. J’aimais battre la campagne sur le dos de « Mulan », ma jument alezane, sentir le vent s’engouffrer dans mes cheveux et faire corps avec la nature. Et puis je gardais un peu contact avec la civilisation avec mes chambres d’hôtes. C’était un bon compromis.
Béa arriva quand je finissais juste de déjeuner. J’étais encore en peignoir.
- Alors, t’es prête ?
- Bof… tu ne veux pas plutôt venir avec moi sortir les chèvres ?
- On peut faire les deux si tu veux, et même se prévoir un bon DVD rigolo ensuite pour se dilater la rate !
Béa n’était jamais à court d’idées… Son enthousiasme débordait. Mais ce matin-là j’avais envie de prendre mon temps, de flâner et surtout pas de faire de projets. Béa avait tellement passé son temps à me prêter l’épaule, d’abord lors de ma dépression puis dans cette nouvelle affaire qu’elle en oubliait parfois que j’étais guérie maintenant et suffisamment solide pour me débrouiller seule.
- Je ne suis pas sûre d’avoir envie de tout ça…
- Ca ne va pas ?
- Ca t’arrangerait, hein ? Mais si, ça va très bien, Béa ! Arrête de penser que j’ai encore besoin de toi ! Tu as été présente quand il le fallait, je t’en serai éternellement reconnaissante, tu m’as remis sur un chemin que j’aime, grâce à toi je suis certainement passée au travers de multiples soucis, mais stp, laisse moi maintenant vivre un peu par moi-même.. ! Tu m’étouffes à la fin !
Béa n’apprécia guère le ton employé par son amie.
- Tu me soulèves le cœur. Quand je pense tout ce que j’ai fait pour toi, tout ce que j’ai sacrifié …
- Arrête ce discours immédiatement, Béa. Je te dois beaucoup, je le sais. Mais tu m’appelles dix fois par jour, sans compter tes visites impromptues régulièrement, de quoi tu as peur au fond ? Regarde toi, en fait tu es seule, Béa. Pas de mec, pas d’enfants. Tu passes ton temps à aider les autres, mais pour quoi ? Parce que ta vie est un désert. Tu aides les autres parce que ça te donne de l’importance, parce que t’as l’impression d’exister… Aider les autres quand ils en ont besoin, c’est très bien. Mais leur rabâcher que tu leur es indispensable, c’est trop. Qu’attends-tu en retour ? Je ne te comprends plus !
- Je te hais, Lilou ! Tu es un monstre ! Tu l’étais déjà quand nous étions ados ; Tout te réussissait. Pendant que je trimais à faire des petits boulots à droite et à gauche, tu sortais avec les plus beaux mecs, tu décrochais les diplômes à tour de bras, et pour finalement intégrer cette grande société où ton ascension a été fulgurante….
- Béa ! Mais c’est de la jalousie, ça ! Depuis tout ce temps tu m’envies, alors ? T’as du être trop contente que je me retrouve dans la merde ! L’occasion rêvée pour toi de te faire valoir à mes yeux… c’est ça ?
Le ton montait de plus en plus. Lilou sentait ses nerfs lâcher et une amitié de 25 ans finir en lambeaux… Béa reprit :
- Tu n’as jamais rien compris, Lilou ! Tu n’as jamais rien vu. T’étais bien trop absorbée par ton travail ou par tes collègues masculins… J’ai toujours rattrapé tous tes coups, j’ai toujours été dans ton ombre en espérant qu’un jour….
Béa reprit sa respiration et continua en baissant la voix cette fois-ci.
- Je t’aime, Lilou. Je t’ai toujours aimée. J’ai sacrifiée toute ma vie pour ce jour où tu ouvrirais enfin les yeux ! Ou tu verrais la femme que je suis, l’amante que je pourrais être…
Des pleurs maintenant ruisselaient le long de ses joues en feu.
- Cette bergerie, loin de tout, loin de ta vie citadine et de tous ces hommes à tes pieds, de ce métier si prenant, c’était…. c’était pour te rapprocher de moi. Je n’ai jamais eu de mec, Lilou, parce que c’est toi que j’aime….