Une trouvaille illumina le visage et le début d'après-midi de Pablo. Captive des herbes folles, une vieille roue de vélo gisait non loin de la décharge où quelques malheureux comme lui allaient récupérer des objets pour la revente. Aujourd'hui la collecte attendrait, l'heure était au jeu, c'était trop tentant. Pablo arracha la roue de sa prison d'herbe et la fit rouler sur le chemin poussiéreux, à l'aide d'un bâton il la guidait tout en courant après elle, parfois elle butait sur les cailloux, tressautait et retombait, il la relevait et la rendait à sa fonction de rouler. Il joua ainsi jusqu'à épuisement, oubliant son enfance misérable et le ramassage dans la décharge, il allait se faire disputer c'est certain mais il promettrait à son père d'y retourner demain, son père ne serait pas si fâché, enfin il l’espérait. Mais pendant ce temps la roue d'un autre destin s'était mise en marche pour lui, il ne la savait pas encore mais sa vie allait basculer. Quand il revint au bidonville des voitures de police stationnaient non loin de son baraquement, une femme le vit et se précipita vers lui.
-Ne t'approche pas petit, il est arrivé un grand malheur.
Pablo s'arracha des bras de la femme et se précipita vers le corps ensanglanté qui gisait là sous une couverture, celui de son père, tué d'un coup de carabine. Des hommes placèrent le cadavre sur une civière et repoussèrent l'enfant qui s'accrocha à la couverture, elle lui resta dans les mains, l'ambulance partit. Une policière prit Pablo en charge, hébété il serrait la couverture contre lui, il la garda serrée contre lui dans la voiture tandis qu'on l'emmenait à l'institut de l’enfance, il la gardera encore contre lui pendant des jours. Il se sentait seul au monde parmi une nuée d'enfant dans la cour de l'orphelinat où il vivait désormais, s'en était fini de la faim, de la soif mais aussi de sa liberté. Il fallait apprendre, toujours apprendre, la politesse, le respect, la propreté, le rangement, l'écriture, le calcul. Il découvrait d'autres jeux, il jouait avec des jouets magnifiques, mais aucun ne lui appartenait, il allait chez le dentiste, chez le docteur, ils étaient gentils avec lui bien plus gentils que les dames qui s'occupaient des enfants car il y en avait de très méchantes et il les détestait, pourtant il fallait bien leur obéir, mais c'était dur, il serrait les dents se retenant de hurler après elles. On lui parla d'une deuxième chance, d'une nouvelle famille qui l'attendait en France ou aux Etats Unis, il préférait les Etats Unis à cause des feuilletons à la télé et se mit à rêver à une autre vie où il serait très riche. La roue du temps s'accéléra, le départ était imminent il allait quitter son pays, des parents venaient le chercher, on lui disait qu'il allait vivre comme tout le monde, la roue de la chance tournait pour son plus grand bonheur.
Pablo atterrit à l'aéroport de Roissy, en France. Il débarquait dans un autre monde où tout était à découvrir, où tout était différent, sauf la cour de récréation de l'école où il fallait toujours se battre pour s'imposer, car les enfants sont les mêmes partout. Il aimait bien sa vie chez ses nouveaux parents, mais ne comprenait pas bien ce qu'ils représentaient pour lui et n'avait pas vraiment envie de leur obéir, il ne comprenait pas ce qu'ils voulaient de lui, ça gâchait tout, dans sa tête tout s'embrouillait et parfois il se sentait en colère. Il avait besoin de se sentir libre alors il montait sur le beau vélo rouge que ses parents lui avaient acheté et il pédalait à perdre haleine, s'enivrant de vitesse. On lui criait de regarder derrière lui avant de tourner, on lui faisait des tas de remarques mais il n'écoutait rien. Dans sa tête Pablo redevenait le petit garçon du bidonville que les adultes abandonnaient à son sort pour qu'il se débrouille seul pour vivre, il n'avait rien à apprendre qu'il ne sache déjà, il était seul et libre. Il fit demi-tour brutalement, cinq vélos arrivaient derrière lui, il en prit un de plein fouet. Pablo s'en tira heureusement avec seulement quelques égratignures mais la vie lui parut soudain très compliquée avec ses règles, ses interdits. Une phrase surtout l’agaçait, on lui disait " Il faut faire attention aux autres, tu n'es pas tout seul". Comment leur faire comprendre que si, lui se sentait tout seul et il savait bien ce que ça voulait dire faire attention aux autres, ça voulait dire qu’ils étaient dangereux. Ça il l’avait bien compris, Pablo, que le monde est plein de danger.