"Vite ! Il arrive ! Ferme le livre !"
L’oiseau s’était posé sur une branche de l’arbre au pied duquel Janine s’était assise avec les enfants. Il faut dire qu’il faisait très chaud en ce mois de juillet et que l’ombre était précieuse.
La petite Yanna nageait dans cette robe orange qui devait appartenir à sa sœur. Sa tignasse rousse flottait autour de sa tête mettant en valeur ses yeux pétillants. Elle avait pour l’heure du mal à rester en place mais Janine savait pertinemment qu’elle se figerait telle une statue dès lors qu’elle entamerait sa lecture.
Son cousin Diégo, les cheveux tout autant en bataille faisait preuve d’un calme olympien. Cet enfant, du haut de ses dix ans, avait déjà beaucoup de charisme. Son regard noir et profond avait au début énormément impressionné Janine, la poussant à maintes reprises à baisser les yeux.
Niglo, quant à lui, se tenait, comme à son habitude, un peu à l’écart. Il alimentait le feu des quelques branches qu’il avait ramassées aux alentours le matin. Lorsque sa grand-mère faisait la sieste, c’était son rôle de maintenir le feu allumé. Ce feu faisait partie intégrante de la vie de Sara.
Sara était la matriarche de cette famille de Gitans. C’était une vieille femme maigrichonne, au visage sillonné par les rides, aux mains déformées par les paniers d’osier qu’elle avait tressés tout au long de sa vie, au coin du feu, quels que soient la saison, le temps, le moral et le lieu. Sara avait ce même regard profond que Diégo avec en plus la trace du voyage. Sara avait du cœur malgré la rudesse qu’elle dégageait. Elle avait compris, quand Janine était venue la trouver pour lui proposer de lire des livres à ses petits-enfants, que la lecture serait pour eux un ticket gratuit pour voyager. Elle avait levé sur elle ses yeux lumineux, lui avait adressé son sourire édenté et lui avait dit d’un ton chargé d’amusement : « Je te laisse le soin d’apprivoiser ma bande de sauvageons. »
Alors Janine avait pris l’habitude de venir tous les mercredis après-midi en sortant de la bibliothèque où elle travaillait. Elle repassait rapidement prendre un encas à la maison, le grignotait en route et filait vers ce terrain vague qu’elle avait appris à aimer. Au début les enfants s’étaient montrés méfiants vis-à-vis d’elle, mais petit à petit ils avaient pris goût à ces moments de lecture qui les amenaient ailleurs, loin des méchancetés qu’ils subissaient à l’école, loin de leurs conditions de vie parfois difficiles.
Kenza, la grande sœur de Yanna avait été la plus difficile à apprivoiser, elle arborait encore aujourd’hui son air revêche mais Janine avait compris qu’il ne s’agissait à présent que d’une façade. Elle l’avait compris le jour où Kenza lui avait offert cette jolie couverture aux mailles multicolores, composée, telle un patchwork, de carrés tricotés puis cousus bout à bout. Cette couverture c’était Luana, la mère de Yanna et Kenza qui l’avait tricotée « pour la remercier des rêves qu’elle offrait aux enfants », avait-elle dit. La petite Yanna avait raconté à Janine que c’était son père Stevo qui avait acheté la laine avec l’argent qu’il avait gagné alors qu’il travaillait à la maintenance des engins agricoles du voisin. Janine avait été beaucoup touchée par ces gestes et avait donné à ce cadeau une place de choix sur son canapé.
« Bon tu nous lis quoi aujourd’hui comme histoire ? » dit Kenza en venant s’asseoir près de Janine.
Jeanine fouilla dans la caisse de livres qui se trouvait à ses côtés. Parmi eux, les albums qu’elle avait commandés suite au mailing qu’elle avait reçu à la bibliothèque concernant les nouveautés de littérature enfantine. Son choix s’arrêta sur un ouvrage pourtant pas si récent mais qu’elle adorait : « Chhht ! »
Elle montra la couverture aux enfants et Niglo s’approcha un instant pour ne pas perdre une miette du récit. Elle commença sa lecture : « Chhhhht ! Tu vas bientôt pousser la porte… du château d’un géant. Tu ne me crois pas ? Attends d’être… à l’intérieur ! A partir de maintenant, reste tranquille et parle tout bas, sinon tu vas réveiller la souris du géant qui dort de l’autre côté de la page. »
Les yeux de la petite Yanna s’écarquillèrent, Kenza était captivée, Niglo s’approcha un peu plus. Diégo, lui, tourna la page, impatient de connaître la suite.
Janine poursuivit ainsi sa lecture tenant en haleine ces soit disant « petits sauvageons ». Ils écoutaient le texte et regardaient les illustrations sans un mot à la fois inquiets et excités. Les enfants aiment les histoires qui font peur, elle le savait.
« Crois-tu qu’on l’a réveillé ? Ouvre doucement le volet et dis-moi s’il dort toujours. », lut-elle. Prudemment Yanna souleva le petit volet du livre. Dessous un œil bleu à l’air méchant apparut.
« Il est réveillé ? », poursuivit Janine. « Oui ! », s’écrièrent en chœur les enfants. « Tu es sûr ? », ajouta-t-elle. « Oui ! Oui ! Oui ! », Répondirent-ils tout excités. « Vite, tourne la page avant qu’il ne nous attrape ! » Kenza s’exécuta. « Vite ! Il arrive ! Ferme le livre ! », cria Jeanine et joignant le geste à la parole. Les quatre petits Gitans éclatèrent de rire en cœur, Yanna d’un bond se leva et se mit à sauter partout en riant. Janine était au comble de sa joie, rien ne pouvait lui faire plus plaisir que de les voir ainsi heureux. Alors que le calme tendait à revenir, ils entendirent au-dessus de leur tête : « Vite il arrrriiive ! Ferme le liiiivre ! Vite il arrrriiive ! Ferme le liiiivre ! » Ensemble ils levèrent les yeux et découvrirent Caco, le mainate de la voisine qui s’était une fois de plus enfui. Leurs rires fusèrent de plus belle et Caco continua : « Vite il arrrriiive ! Ferme le liiiivre ! Vite il arrrriiive ! Ferme le liiiivre ! »
« Oh ! Regardez papa nous a ramené une baignoire !», cria Yanna. Tous ce retournèrent dans la direction que montrait la fillette et Janine éclata de rire. « Non ma poulette, ceci n’est pas une baignoire, c’est une maie. Ce meuble sert à pétrir la pâte pour fabriquer du pain. », lui dit-elle. Mais déjà Yanna ne l’écoutait plus et courait précédée de sa sœur et de ses cousins vers son père et son oncle qui déchargeait leur camion. Janine sourit en les regardant puis son regard s’assombrit. « Combien de temps vais-je encore pouvoir partager avec eux ces délicieux moments avant qu’ils ne soient expulsés ? », songea-t-elle.