Dans ma petite chambre d'étudiant, j'étais assis sur une vieille chaise qui craquetait à chacun de mes mouvements. Je préparais un examen. Dans le couloir je reconnus les pas lourds de mon camarade Yonas, il occupait une chambre, au même étage, à une dizaine de pas de la mienne. Il poussa la porte de ma chambre que je laissais le plus souvent entre-ouverte pour que mes visiteurs entrassent sans toquer.
"Salut !" dit-il et se mit à ma droite, il jeta un coup d'œil attendri sur les polycopies, éparpillés sur mon bureau, d'un cours sur les séries de Fourier. "Salut !" dis-je, "Fais-tu une pause ?" Il préparait lui son examen de droit. Il leva sa main en inclinant légèrement son buste et posa sur ma table une photo en noir et blanc, puis me fixa un instant de ses yeux sombre à fleur de peau en me disant "la connais-tu ?"
Sa phrase résonnait dans ma tête "la connais-tu ?" Avant de regarder la photo, je me demandais de quelle fille me voulait-il encore parler. Je baissais la tête : sur ma petite table la photo semblait flotter sur les formules mathématiques de mon cours, les fonctions cosinus et sinus ressemblaient à des vagues et les intégrales comme des voiliers, voguant à toute allure, transportaient la photo a une destination inconnue.
Un jeune homme, la trentaine, très mince, se tient debout au milieu de la photo, il porte un pantalon et une veste droite d’un même costume noir ou peut-être marron foncé, le chef couvert d'un chapeau de feutre. Sa chemise blanche parait sans col et sa ceinture de cuire lui serre bien la taille.
Il pose franchement pour la photo, le regard de ses yeux en braise est figé sur un point lointain, il semble ignorer le photographe et l'objectif du photographe. A qui voulait-il montrer donc sa photo ? À sa mère, à sa bien-aimée ?
On dirait qu'il mâchouille le long cigare qu'il tient coincé entre ses dents dans la partie gauche de ses mâchoires. Les mains enfoncées dans la poche, la jambe gauche bien droite et la droite légèrement fléchie, calant ainsi son pied droit contre une grosse pierre lisse, certainement me dis-je, pour mieux encore se mettre en valeur : un frimeur ! Mais de quoi veut-il se vanter ? Derrière lui il n’y a ni voiture de course, ni lion d'Atlas, ni aucun trophée. Sur l'arrière-plan de la photo se dessine une muraille bête et terrible, construite en briques et en pierres de tailles comme l'on trouve dans les forteresses anciennes.
Pendant que mes yeux fixaient la muraille, je me demandais dans quel endroit a-t-on donc bien pris la photo du jeune frimeur : La muraille devrait être celle d'une prison, mais je ne pus deviner
si elle fut prise à l'intérieur ou à l'extérieur de cette soi-disant prison. Je regardais de plus près encore le visage du jeune frimeur, son teint embruni par un joyeux soleil et son chapeau élégamment juché sur l'occiput... cela devrait être la tête de quelque fier latin (ou lutin car tellement ses yeux me semblaient vifs et malins) d'Amérique ou d'ailleurs (oui un frimeur !) se trouvant un jour devant cette dangereuse forteresse demanda à quelque pote l'accompagnant de lui prendre la photo qui maintenant flotte sur les vagues. J'allais encore m'enfoncer dans mes réflexions quand mon camarade me dit encore "la connais-tu ? La connais-tu cette photo ?" et sans attendre, plaçant l’index sous la photo et se servant du majeur comme d’un levier, il la fit pivoter de 180 degrés.
Je m'inclinais doucement pour déchiffrer le texte qu'une main sur le verso de la photo a griffonné. Ma chaise craquait plus fort que d'ordinaire comme curieuse elle aussi de savoir le texte que je lisais, et, mon camarade me croyant m'écraser la tête sur la table, de sa main me tint le bras gauche. Sur le verso de la photo je lus le texte suivant « 1916, quelques secondes avant l'exécution de Fortino Samano »
Chaque fois que je pense à cette photo, le mot trophée me vient à l'esprit… le trophée que je n'ai pu déceler sur la photo… et quel trophée que celui du triomphe sur la mort !