Elle était assise où il le lui avait demandé, près de ce tas de lambourdes qu'elle était sensé lui faire passer. Vêtue d'un jean délavé, d'un débardeur couleur brique et de ballerines bleu azur, elle avait des airs de citadine en week-end. Ses cheveux cuivrés semblaient avoir été fraîchement coupés et une paire de lunettes de soleil maintenaient quelques-unes de ses mèches rebelles. Les perles en bois de son sautoir rappelaient la couleur de ses yeux. Ils étaient vairons, l'un d'un bleu très clair, l'autre vert d'eau. Ce n'était pas flagrant au premier coup d'œil mais cela donnait à son regard une intensité particulière. Même assise, une grâce certaine émanait d'elle. Sa présence sur ce toit paraissait d'autant plus paradoxale.
"Ne bouge pas et surtout si tu veux descendre dis-le moi, je viendrai t'aider." lui dit-il.
Grand, torse nu, un bandana bleu lavande noué autour de la tête, il se déplaçait de façon très naturelle sur ce toit, pourtant à cinq mètres du sol. Il était concentré sur ses gestes et ces longs morceaux de bois qu'elle lui tendait. Il les positionnait à l'emplacement mesuré avant de les visser. Il ne semblait prêter aucune importance à l'endroit où il posait ses pieds. Son aisance était digne de celle d'un chat.
"Il faut que j'ai fini de couvrir l'épicerie avant la fin de la semaine prochaine, ils annoncent la pluie. Nous pourrons travailler dedans comme ça." ajouta-t-il.
Le soleil avait déjà donné à son torse un ton hâlé alors que nous étions seulement fin mars. C'était un homme plutôt sec, même si ses muscles se dessinaient parfaitement à chacun de ses mouvements. Ses joues creuses, ses yeux cernés, sa barbe naissante et sa peau burinée par le soleil arrêtaient le regard. Son visage étaient marqué par le temps, les affres de la vie. Il se dégageait néanmoins de lui bonté et bienveillance.
Derrière lui se dessinait cet incroyable paysage : d'abord cette immense plaine, puis au fond la chaîne des Pyrénées. Ce jour-là, l'air était si pur qu'il semblait possible de toucher les montagnes. Le ciel s'était assorti à son bandana.
Au pied de la future épicerie, la communauté d'Emmaüs battait son plein. De ce toit, la vue sur la cour était imprenable. La cour... Ce gigantesque espace en plein air où étaient entreposés des canapés, des fenêtres, des salons de jardin, des bidets, des poubelles de salle de bain... et tout un tas d'objets dont bon nombre de personnes devait ignorer et le nom et l'utilité. Et partout des gens. Certains s'affairaient comme dans une fourmilière, d'autres discutaient ou se promenaient d'un pas nonchalant, rêveur ou hâtif. De part et d'autre de la cour se dressaient les deux grands hangars du bric à brac. De là, on ne pouvait que deviner qu'ils étaient de véritables cavernes d'Ali baba. Dans le prolongement de l'épicerie, la caisse. Les gens s'entassaient pour faire la queue. L'heure de fermeture approchait. Nous étions samedi, c'était toujours pure folie.
"Olivia à la caisse, s'il te plait. Les tickets rouges, on attend les tickets rouges." hurlaient les haut-parleurs.
Il restait encore pas mal de monde se promenant au cœur de la ferme, près des ânes et des cochons. Des familles étaient toujours attablées avec leurs crêpes et leurs boissons près de l'aire de jeux. En toile de fond, la maison en bouteilles, la maison château de cartes, la maison à l'envers se détachaient du reste du village de par leurs couleurs vives ou leurs formes inhabituelles.
"Ca me fait du bien d'être ici, tu sais ? On est vraiment les rois du monde !!" lui dit-elle.
Il se retourna et sans un mot lui sourit. Il avait ce sourire à moitié édenté de beaucoup de compagnons de la communauté. Mais surtout son regard bleu devint plus lumineux et des rides rieuses se dessinèrent au coin de ses yeux.