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Durant les jours suivants, elle s’acquitta de ses tâches quotidiennes à la façon d’une somnambule. Le silence, dans la maison où se pressaient les souvenirs, se révélait insoutenable. Elle rangeait, triait les papiers et les vêtements, restait en arrêt devant un faire-part de naissance reçu bien des années auparavant, un pullover qui lui rappelait des vacances d’hiver, une vieille luge retrouvée dans le placard sous l’escalier. Elle se demandait ce que serait sa vie sans lui.

Ils vivaient ensemble depuis tant d’années ! Elle était passée directement de « fille de » à «épouse de » et n’avait jamais jusqu’alors vécu seule. Ses journées, tout au long de sa vie, avaient été rythmées par ses obligations envers ses proches ; elle n’avait jamais eu de travail à l’extérieur, s’était occupée de son foyer, de ses enfants, de son mari. Les enfants avaient grandi, pris leur envol, elles revenaient de temps à autre, l’espace d’un weekend. Elle retrouvait tout naturellement son statut de mère nourricière, préparant les repas, servant les plats, courant chercher le sel ou l’eau quand ils n’étaient pas sur la table, sans que jamais personne n’y trouve à redire, c’était son rôle, tacitement défini longtemps auparavant.

Puis le weekend s’achevait, les enfants repartaient, et ils se retrouvaient tous deux face à face. Ces dernières années, son rôle avait évolué : de maîtresse de maison, elle était devenue infirmière ; Raymond avait toujours besoin de quelque chose, une tisane, un gilet, il faisait trop chaud, baisse le chauffage, puis trop froid, tu ne vois donc pas qu’on gèle, ici ! Et Odette courait inlassablement d’un bout à l’autre de la maison pour satisfaire son époux.

 

C’est qu’il avait du caractère, Raymond ! Ancien cadre dans les travaux publics, c’était un meneur d’hommes, il ne supportait pas les tire-au-flanc et ne tolérait pas la contradiction. Il était féru de randonnées en montagne, de ski et à la retraite, c’est évidemment dans un hameau des Alpes qu’ils s’étaient installés. Le climat était vivifiant, disait-il. Cinq mois de neige par an, quand même…

La première semaine après l’AVC, l’enterrement achevé, les enfants et les rares amis venus puis repartis, une fois les rituelles paroles de consolation prononcées, les regards gênés se dérobant devant elle, la maison lui avait paru immense et vide. Comme une automate, elle avait continué à préparer les repas comme Raymond l’avait toujours aimé (exigé, en fait) : une entrée, un plat principal, pas de fromage (il détestait cela) et un dessert. Elle s’était obligée à manger ce pâté en croûte, cette blanquette et un baba au rhum alors qu’elle n’avait pas faim. Au bout de 3 jours, elle ne s’était plus sentie capable d’ingérer cette nourriture lourde et grasse. Elle avait jeté le reste de pâté et les reliefs de blanquette avec à l’échine le frisson de la coupable craignant d’être prise sur le fait : Raymond n’avait jamais toléré le moindre gaspillage, lui assénant l’exemple des petits chinois mourant de faim à chaque tentative de sa part de se débarrasser d’un plat trop copieux. A sa grande surprise, le couvercle de la poubelle refermée, nul éclair n’avait troublé le gris du ciel, aucune voix vengeresse ne l’avait sommé d’arrêter ses errements. Troublée, elle se prépara à aller faire son marché.

Arrivée à la ville proche d’une dizaine de kilomètres, elle gara sa petite voiture, descendit avec précaution, craignant les plaques de verglas toujours possibles en cette saison, et se dirigea vers la rue commerçante. Elle dépassa la fromagerie, s’arrêta brusquement, hésita puis fit demi-tour pour contempler la vitrine : elle avait toujours aimé le fromage, mais n’en consommait plus depuis longtemps, Raymond ayant décrété une bonne fois pour toutes qu’il n’aimait pas cela et que les camemberts et autres reblochons empuantissaient la cuisine. Timidement, elle franchit le seuil de la boutique, accueillie par un gai carillon. La crémière était seule, disponible, et lui fit déguster divers échantillons de son stock, tous plus délicieux les uns que les autres : livarot coulant, cœur de Neufchatel moelleux, munster odorant, tomme de Savoie fruitée… Odette ne savait plus où donner de la papille, ses sens s’enflammaient et elle se sentait comme Charlie dans la Chocolaterie de Roald Dahl. Après une bonne vingtaine de minutes, elle ressortit de la petite boutique chargée de nombreux paquets. Elle fit ensuite l’acquisition d’une salade, de quelques pommes et d’une baguette craquante, puis reprit le chemin de son hameau.

Les jours suivants virent une transformation progressive mais inéluctable de la vie d’Odette. Elle changea drastiquement ses menus, consommant enfin ce qui lui faisait envie. Elle porta chez Emmaüs l’intégralité des vêtements, souliers, skis et raquettes de feu son mari et se remit à écouter Radio Nostalgie, chose qu’elle n’avait pu faire depuis la mise à la retraite de Raymond et sa présence quasi constante dans la maison. Il imposait  BFM Radio et ses bulletins économiques lui permettant de suivre l’état du marché boursier et de vitupérer les politiques et leurs décisions irréfléchies. Odette, quant à elle, préférait fredonner les chansons de sa jeunesse : Sylvie Vartan, Sheila, et quelquefois Michèle Torr et ses ballades romantico-réalistes. La maison ne fut plus désormais qu’un juke-box permanent.

Ses filles l’appelaient quelquefois. Elle était heureuse d’avoir de leurs nouvelles, mais leur présence ne lui manquait pas. Raymond avait toujours pris toute la place lors des réunions de famille, ne lui laissant que le rôle de cuisinière femme de charge. Il racontait, jugeait, tranchait, jurait aussi. Il était comme toujours, autoritaire et tempétueux. Les filles l’adoraient et trouvaient sans nul doute leur mère un peu fade à côté. Leur mère qui, à présent, caressait un grand projet : prendre quelques jours de vacances au bord de la Méditerranée.

Ah, la Méditerranée ! Nice, le charme de la Promenade des Anglais, la douceur de son climat, le ciel toujours bleu, tellement plus gai que cette neige et cette froidure qu’elle endurait depuis des années ! En quelques jours, tout fut organisé. Elle devait reconnaître à Raymond deux immenses mérites : Un, leur avoir préparé, grâce à son travail et à des placements judicieux, une retraite confortable. Deux, avoir enseigné à Odette, à son corps défendant et en la houspillant, l’usage de l’ordinateur et d’internet. Quelques clics lui suffirent donc pour réserver ses billets de train et un charmant hôtel face à la mer.

Au court de son séjour, Odette se prit de passion pour les machines à sous. Chaque jour, rituellement, après le déjeuner, elle vérifiait sa coiffure et remettait un peu de rouge à lèvres, puis se dirigeait vers le casino. C’était une joueuse prudente et plutôt chanceuse, ce qui lui permit de ne pas perdre plus que de raison. Son passe-temps favori ne lui revint jamais plus cher qu’un abonnement à une salle de cinéma. A force de venir quotidiennement, elle finit par sympathiser avec d’autres femmes, veuves ou divorcées, qui vivaient là leur retraite. Odette différa plusieurs fois la date de son retour dans son hameau des Alpes, puis finit malgré tout par retourner dans ses montagnes. Mais ce fut pour organiser la vente de sa maison et son emménagement dans un petit appartement du vieux Nice. Elle y passa de nombreuses années, heureuse sous le ciel bleu et mangeant moult gorgonzola et parmesan. Plusieurs fois elle fut abordée par des messieurs propres sur eux, ambitionnant de faire plus ample connaissance avec cette femme charmante bien qu’effacée, mais elle se garda bien de répondre à leurs avances : côté service à la patrie elle avait donné, merci, maintenant elle avait décidé de profiter de la vie !

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