Galadia a fini de se préparer. Elle a ajusté la gaine épaisse et lourde comme une armure, celle, qui des pieds jusqu'au cou, dessine l'unique corps lisse et géométrique des combattants. Elle a fait adhérer le masque de silicone sur son visage fatigué. Elle n'a maintenant plus d'âge, plus de passé, plus de sexe, plus de risque de laisser voir des larmes amères .
Elle est exactement la énième copie du combattant-type, clone vu et revu en affichage aux abords du stade.
Tout est parfait. Elle n'a gardé qu'un sparadrap, fixé discrètement dans la paume de sa main. Unique ancrage à son individualité.
Elle quitte la zone des vestiaires et s'engage dans les coulisses. C'est un interminable couloir assez large. On a voulu délimiter nettement les murs, le sol et le plafond par l'utilisation en aplat de couleurs vives et contrastées, mais la lumière zénithale annule tout relief. Galadia se sent devenir une figurine dans un monde à deux dimensions. Elle fouille dans sa main pour retrouver le lien ténu de son identité, ce sparadrap qu'elle tient caché.
Il revient. Cela commence par un bruit de vague qui se retire, puis c'est le souffle du vent léger et un peu trop frais. Cela se poursuit par la vision de cette plage s'étirant vers l'infini et, posés sur le sable, elle et lui dans leur deux corps libres. Aucune parole et le corps tendu, les doigts effleurant le cheveux gainés de sel . C'est tellement éphémère et tellement éternel aussi ...
Revient le bruit lointain du public, masse indivisible, d'où nul individu n'émerge. Elle détache ses doigts du sparadrap et s'efforce de renouer contact avec le présent, les exigences du spectacle. À travers les murs mal insonorisés par la moquette accoustique, elle entend mieux la rumeur du public qui enfle, telle un souffle animal. A chaque pas qu'elle fait vers la piste, les sons deviennent plus précis et se chargent de sens. Elle distingue quelques voix qui hurlent «C'est eux ! » et le « comme vous l'avez vu sur l'affichage... » du commentateur. Aura-t-elle le temps de s'immerger encore un peu dans son souvenir, le seul qui lui reste de toute cette aventure passée ?
Juste avant d'apercevoir les rayons lumineux des projecteurs, elle reprend contact avec lui.
Il y a cette plage infinie, cette lumière d'automne aux couleurs de cuivre. Il lui a essuyé lentement les paupières comme on vérifie le sommeil d'un enfant endormi. Dessinant et redessinant la ligne des lèvres, l'arc des sourcils, l'ourlet des oreilles. Elle n'a pas bougé, recevant l'unique caresse de sa vie, celle qui lui a créé une âme, annihilant pour toujours l'insouciance bienheureuse de tous les clones de sa génération.
Galadia a encore en elle des franges de son souvenir quand elle fait son premier pas sur la piste, soulevant de son pied rageur le sable léger et ratissé de l'arène. Elle attend en face son adversaire, celui dont on dit qu'il ne restera rien après le coup mortel qu'elle sera capable,elle, Galadia, de lui porter. Les trompettes hurlent. La silhouette de l'adversaire se détache sur l'écran de fumée bleue créé par l'éclairage. Même gaine simulant la nudité, même masque de gladiateur. Tandis qu'il s'avance d'un pas régulier presque mécanique, elle s'immobilise. Prenant une distance incroyable elle imagine, vue du ciel, la tâche ovale de l'arène, et, posés sur la sable ratissé, leur deux corps engoncés, prêts à se pulvériser. Elle et … lui ? Le souvenir ? Le gladiateur ? Lui encore lui ?
Elle n'hésite plus. Elle a vu l'homme en lui. Elle dégrafe sa fausse gaine de nudité. Elle arrache son masque de gladiateur. Qu'importe le sparadrap, elle n'en a plus besoin maintenant. La foule hurle et tape sur des casseroles et des casques de métal. Les civières arrivent déjà pour la classer ailleurs. Galadia se roule dans la poussière avant de se tourner vers la cage des lions. Demain, c'est sûr, elle s'échappera et lacèrera les affiches des clones.