Marie repose la boîte sur les genoux et essaie de calmer ses tremblements. Du sommet de la nuque à l'extrémité des orteils un frisson la parcourt, une sueur froide coule et suit la courbe de sa colonne vertébrale: la boîte, là, sur ses genoux symbolise tous ses espoirs et toutes ses peurs. La boîte n'est plus vide et elle ne sait pas encore si elle doit se réjouir ou s'enfuir à toutes jambes.
Respirer un grand coup. Profondément. D'abord se calmer.
Marie lève la tête et observe les alentours. Le square est entouré d'arbres majestueux. A l'approche de l'automne ils laissent tomber leurs larges feuilles nervurées, qui planent, tourbillonnent et se posent, celle-ci sur la balançoire, celle-là sur le banc, cette autre en équilibre sur la boîte ronde. Leurs couleurs mordorées abandonnent leurs chatoiements dans la douceur du soir. A-t-elle eu raison d'espérer ou cette boîte sera-t-elle le piège qui se refermera sur elle et son groupe de dissidents? De l'autre côté du jardin, un garçon est assis, le regard fixe, les épaules se soulevant mécaniquement au son touffu qui s'échappe de ses écouteurs. Un enfant se balance doucement sur la balançoire électrique. Plus loin un homme apparaît: Il a une vingtaine d'années, est sanglé dans un uniforme gris argent qui l'isole des ondes et interférences magnétiques: c'est un cyberkapo: il ajuste ses jumelles télépathiques pour examiner les passants. Les doigts toujours crispés sur la boîte, Marie laisse errer son regard. Elle sait qu'elle doit avoir l'air frénétiquement distrait, que le cyberkapo se rendra compte de toute hyposollicitation de son esprit. Si elle ne vagabonde pas d'une idée à l'autre, d'une pensée à l'autre, elle peut être arrêtée pour subversion.
Transformer sa tête en shaker et en faire un cocktail explosif:
- Cette soirée est si douce, ils avaient tort à la météo
- Que pourrais-je bien faire à manger ce soir?
- Je dois absolument appeler Camille
- Je me demande pourquoi ils n'ont pas parlé de cet attentat aux infos
- Comme c'est bon d'être assise sur ce banc à écouter les nouvelles
- Je dois changer mon système d'exploitation, le mien est trop lent
- Que peut bien vouloir dire Scaythe, je dois chercher sur Wikipédia
Le cyberkapo fixe son objectif sur Marie. Elle le voit baisser ses jumelles vers la boîte. La peur de Marie monte d'un cran. Cela fait maintenant dix ans que les cyberkapos traquent la population qui refusent la dictature des idées courtes. Tout avait pourtant si bien commencé, tout était si prometteur: c'était au début des années 2000, son grand-père lui en a si souvent parlé: Internet et toutes ses merveilles: la transparence, l'accès à l'information, à toutes sortes d'informations, la démocratisation du savoir et de la culture, les groupes d'idées, les clubs de pensées concordantes, la navigation dans le cyberespace. Quelques voix s'étaient bien élevées, très vite étouffées et qualifiées de réactionnaires. Les gens aimaient l'idée de faire tout et plus vite, aimaient accéder à la connaissance sans effort, adoraient l'idée de la démocratie participative. Personne ne s'était rendu compte de l'installation insidieuse de la dictature de l'information. Peu avaient alerté sur la disparition du savoir et l'apparition de son corollaire: l'abrutissement des masses. Et un jour la dictature fût là: les crânes d'œuf avaient continué d'apprendre, il fallait bien faire tourner les machines toujours plus techniques, trouver des APP toujours plus innovants; les internautes surfaient, zappaient, et eux prenaient le contrôle des esprits. Le grand-père de Marie en était mort, lui qui aimait les mots, les livres, la philosophie au lent cours. Un des premiers résistants à la superficialité ambiante, le créateur des "partisans du plus d'efforts". La question qui tue, c'était lui: "-Mais qui gouverne dans la démocratie numérique?", la méditation par hyposollicitation c'était lui, la résistance par les urnes à pensées c'était lui...
Marie sursaute. Sa peur l'a trahie et emportée sur un chemin de souvenirs. Le cyberkapo se tient devant elle, l'immobilisant d'une seul message: "Pas touche!"
Eliminer toute pensée subversive, immédiatement, Relever la tête et sourire, Ne pas ciller, Lâcher la boîte
Le cyberkapo attrape la boîte avec la ferme intention de l'ouvrir et d'enfin, confondre un terroriste: enfin il pourrait arrêter une résistante, enfin il pourrait quitter ce square dégoulinant de naturel et monter en grade. Autour de lui les feuilles chatoyantes continuent leur ronde moqueuse. Il soulève le couvercle: dans la boîte s'entassent les feuilles d'automne comme, les jaunes, les rouges sangs, les mordorées, les fripées et les enroulées comme la promesse d'un monde refusant à jamais l'uniformité.