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Jeanne n’a jamais eu de doudou. « A quoi bon ? » S’était-elle toujours demandé.  Malgré l’insistance de sa mère de lui en mettre toujours un dans son berceau, Jeanne n’avait jamais daigné le toucher ni même le renifler.  « Les doudous, ça traîne partout et ça sentent mauvais »,  pense-t-elle encore maintenant, bien des années plus tard.

 

Et puis, dès son plus jeune âge, Jeanne ne voulait pas qu’on lui impose les choses. C’était elle qui choisirait « la chose » qui lui apporterait le plus de soutien et de confort dans ses petits moments d’angoisse, et qui serait le compagnon indispensable de ses journées et de sa quête d’amour et de sécurité.

 

Jeanne a toujours voulu être au plus près de la nature. Pas de fioritures.  Pourquoi aller chercher à sucer un morceau de  tissu ou la patte d’un animal en peluche quand on a tout ça à portée de main. Je devrais dire, à portée de pouce.

 

Car Jeanne a très vite choisi ce qui lui procurerait un profond sentiment de sécurité et d’apaisement au cours de son enfance. Elle savait qu’aucun ours en peluche n’aurait jamais pu égaler la douceur de son doigt, ni son odeur. Car sucer son pouce, chez Jeanne, revenait en même temps à se tortiller tous les autres doigts de la main tout en caressant son petit nez retroussé. C’était toute une mise en scène.

 

A 10 ans tout de même, sa mère, désespérée par un tel acte,  l’amena chez un orthodontiste chez qui elle vécut l’enfer : il lui avait posé un appareil dentaire avec une grille à l’intérieur du palais pour qu’elle ne puisse plus sucer son pouce. Les premières nuits furent terribles. Jeanne ne mangeait plus et pleurait dans son lit toutes les larmes de son corps tant cet appareil lui déchirait la langue. Ce fut un véritable raz-de-marée, psychologiquement parlant. Jeanne avait perdu son équilibre, et cet instrument de torture voulait avoir raison d’elle. Mais ce n’était pas sans compter sur le côté rusé de Jeanne qui finit par trouver une astuce pour sucer son pouce malgré tout, même si cette méthode fut quelque peu douloureuse.

 

Jeanne ne savait pas pourquoi elle suçait son pouce. Lorsque ses parents recevaient du monde, ils aimaient à la ridiculiser en lançant des hypothèses tout azimut.  Le seul personnage qui lui parut presque plus humain et qui osa s’attaquer à ses parents fut un psychologue qui demanda à sa mère si dans l’enfance de sa fille elle n’avait pas un peu trop exigé d’elle, comme de bien travailler à l'école, de ranger sa chambre, d’être trop sage... car selon lui, Le pouce sert à rappeler aux parents qu’ils vont un peu vite en besogne parfois avec les enfants et que ceux-ci veulent grandir à leur rythme. Jeanne avait bien aimé cette théorie, plus lumineuse selon elle que celle qui consistait à dire qu’elle devait manquer de confiance en elle  et qu’elle avait alors du mal à aller de l'avant, et par la même, conservait des réflexes archaïques pour se rassurer…

 

Avec l’adolescence, il faut bien l’admettre, et devant la pression du monde extérieur qu’elle redoutait tant, Jeanne se décida enfin à faire quelque chose. Le jour où elle en eut vraiment honte, elle mit une chaussette sur sa main pour dormir. Car Jeanne, à cette époque, ne suçait plus son pouce la journée, seulement la nuit. Mais la nuit, elle ne maîtrisait pas. Ce qu’elle savait, c’est qu’en se réveillant le matin, la chaussette avait disparu de son pouce et que celui-ci était bien humide… Mais elle persista et son besoin de succion s’estompa graduellement et naturellement. Son sevrage était terminé… quoique…à peine 6 mois plus tard, Jeanne tomba dans une autre dépendance, celle de la clope !

 

Puis Jeanne connut le grand amour, la passion, celle qui vous procure un état de grâce permanent et indescriptible, puis qui vous déchire chacun des membres du corps une fois que tout est fini.

 

Seule, vidée de tout contact charnel dans ses draps bleus, elle céda à la tentation, et la reprise de son pouce lui procura alors dans le corps une libération d'endorphines telle (appelées aussi hormones du bonheur) que Jeanne, malgré l’échec de sa vie amoureuse, retrouva enfin la sérénité et la force d’avancer.

 

Jeanne, le palais défoncé, les seules dents qui lui restaient, presque totalement à la verticale de ses lèvres sèches, rigolait doucement dans son vieux fauteuil en se remémorant tous ces évènements… A 80 ans, elle n’était pas prête d’abandonner son pouce, même si elle faisait quelque peu fuir ses enfants et petits-enfants apeurés par sa dentition de sorcière…

 

Et on l’enterrerait, le pouce dans la bouche ! C’était sa dernière volonté.

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