Je n'ai pas d'image de toi dans un cadre. Ce n'est pas la peine : Ton visage vit dans ma tête. L'image est parfois nette puis devient floue.
Mais j'ai toujours en mémoire, dès que je pense à toi, tes beaux cheveux blonds séparés par une raie sur le côté et soigneusement bouclés. Je revois tes yeux, gris en hiver et bleus en été, et dans ton fin visage, ta bouche, un peu grande, entrouverte sur un sourire.
J'ai six ans, je suis brune et j'ai les yeux noirs. Tapie dans mon petit coin, je regarde danser ta jupe noire et blanche qui virevolte autour de tes jambes. Tu ne me vois pas. Tu ne me regardes jamais. Je ressemble aux autres, de "leur" côté.
Elle, elle est châtain très clair avec des prunelles vertes dans lesquelles danse un feu bleu. Bien sûr, "ils" auraient préféré un garçon. Mais belle, vive, éveillée, la petite a tous les atouts pour se faire aimer de tous. Elle a quatre ans, des boucles d'or sombre sur le front, des fossettes sur les joues. Tu l'as aimée d'un seul élan, sans restriction
Maintenant j'ai compris ce qui te lie à elle. "Ils" t'avaient rejetée, comme elle à sa naissance. Alors, tu t'es attachée à elle, petite fille sans défense, comme toi.
Maman, je veux te dire que je t'ai pardonné de m'avoir oubliée.
J'ai seize ans, mais je fais beaucoup moins. Je suis sombre de peau et assez sauvage. Noyée sous un océan de cheveux noirs, habillée en garçon manqué, je suis loin de l'image idéale de la jeune fille! A l'école, je rêve beaucoup, je n'écoute pas grand'chose. Je suis dans
mon monde.
Elle, blonde, rieuse, vive, porte des robes vichy, des chemisiers en dentelle et passe des heures avec toi à papoter chiffons et coiffures.
Sur la table de la salle à manger, vous déployez patrons en papier, satins, cotonnades, rubans que vous épinglez dans tous les sens en riant et en parlant à mi-voix. Plus sérieusement, vous étalez livres et cahiers. C'est toujours toi, Maman, qui dessine les cartes de
géographie, avec un peu d'or sur les plaines et un peu d'argent sur les montagnes.
Moi, je vous observe, je lis, je dessine, je répare mon vélo, Je mange des kilos de chocolat dans la plus grande indifférence.
Maman, je veux te dire que je te pardonne de m'avoir oubliée.
J'ai trente ans, et le hasard de la vie a voulu que je travaille dans la même entreprise que toi, Maman. C'est le seul lien que nous n'ayons jamais eu. De temps en temps, tu me demandes des nouvelles d'une collègue que tu as bien connu. J'essaie de te faire rire des petits
travers des unes et des autres, jusqu'au moment où je sens monter ton agacement.
Elle a réussi à décrocher un travail intéressant et valorisant. C'est normal, elle a réussi ses études. Elle est belle et élégante et me regarde de haut. Par dessus ma tête, vous échangez des regards complices. Il est temps que je m'en aille : "Allez, on s'embrasse, à bientôt". - "oui, c'est ça! tu passes quand tu veux."
Maman, je veux te dire que je te pardonne de m'avoir oubliée.
Si on se retrouve là-haut, je n'aurais plus qu'une chose à te dire : pardonne moi de ne pas pouvoir oublier.