Voici venu le temps des souvenirs, maman. On se penche sur le passé.
Doucement. Naturellement.
Te souviens-tu de notre dernière séance de cinéma ensemble ? Non ?
Je sais, tu as tendance à oublier... Mais moi, je me rappelle.
Difficile de te convaincre, tu n'aimais déjà pas sortir. Mais j'étais tellement sûre de moi, absolument certaine que ce film te plairait.
C'est pour cela que j'ai insisté. Et comme tu ne sais jamais rien me refuser...
L'histoire d'un couple d'amants ensorcelé, mi-bêtes, mi-humains, cela ne pouvait que te plaire...
A chaque aube nouvelle, une femme condamnée à se transformer en faucon, et dès que le soleil se couche, l'homme se métamorphosant en loup.
Impossible pour les amoureux de se retrouver ensemble sous leur apparence humaine, jusqu'à ce que le sort soit levé. Contraints de se contenter, pour lui, de tenir tout le jour le faucon femelle sur son bras, pour elle, de caresser et de s'endormir, le soir, dans la fourrure épaisse du fauve.
Tu as mis mes nerfs à dure épreuve ce jour-là, tu te souviens ? Exigeant de te mettre au plus près de la sortie. Peur, soi-disant, d'avoir un "malaise", ton nouveau symptôme....Te plaignant de claustrophobie, ne pensant qu'au retour, pestant déjà contre la chaleur et les publicités.
Mais dès que le film a commencé, je t'ai sentie conquise. Happée comme une enfant.
Hélas, je jurais bien vite qu'on ne m'y reprendrait pas ! Effectivement, nous ne sommes plus jamais retournées au cinéma ensemble. Ce fut ton dernier film en salle. Je me console en me disant que tu auras au moins clos tes expériences cinématographiques sur un conte merveilleux, et la chance de garder un souvenir enchanteur du cinéma....
J'avais déjà vu l'extrait le plus émouvant de ce film et savais que le film se terminait bien, magnifiquement, mais toi... toi, ma pauvre mère !
Au moment où le faucon femelle reçoit une flèche en plein vol.. tu... tu as craqué ! Pour de bon !
Criant tout fort, dans la salle comble : " Ooooh ! Elle est blessée la colooombe !"
Avoue que c'est trop dur. Vraiment trop dur ! Tout le monde s'est retourné sur nous... oh maman...
- ...maman, tais-toi ! T'es folle ? Tu vois bien que c'est un faucon,
pas une colombe ! Tu fais peur à tout le monde..
- ...mais ça me rappelle mon rêve ! Tu sais bien ? Mon aigle noir qui vient de la mer, qui fond sur moi, et au moment où, où.... tu te souviens ? Il se transforme en...
- ..en colombe ! oui maman, je sais ! Mais tais-toiaaaa... tu me l'as raconté mille fois ton rêve de jeune fille... mais là, c'est un faucon !..
- ...oh ça va, arrête de me prendre pour une imbécile, qu'est-ce que j'ai dit ?... je sais très bien que c'est un faucon !....
- ...mais oui, maman.... c'est juste que... juste que je n'irai plus jamais au ciné avec toi !... c'est tout.
- CHUUUUUUTTT !!!!!
- ... tu vois ? on gêne tout le monde ! ....tais-toi....
- .... je ne voulais pas venir de toute manière, c'est toi qui m'a forcée....
- .... comme d'habitude...
-.... mais je dois reconnaître qu'il est formidable ton film...........
-.... ah quand même ! mais chut !..................
-.... oui, oui... chut..................
J'en ris maintenant, maman. Tu es tellement unique. Une véritable enfant, c'est cela que j'aime chez toi.. Et je peux bien l'avouer... je suis un peu comme toi. Moi aussi il m'est arrivé de craquer au cinéma.
Et ailleurs.... Oubliant le monde autour de moi.
Tu te souviens ? Tu es revenue ravie de cette séance. "Toute chose" aussi... N'arrêtant pas de répéter pendant le trajet du retour que ce film s'adressait à "toi", que c'était "ton" rêve...
Ce fameux rêve que tu m'as tant de fois raconté, et dont tu cherches aujourd'hui encore la signification.
Ce beau rêve, maman... L'oiseau du mal s'abattant sur toi, et au dernier instant, se métamorphosant en colombe, s'élevant dans les airs, te montrant le soleil...
Le soleil qui te dit quelque chose. Des paroles dont tu ne t'es pas souvenues, hélas.
Tu n'as jamais su ce que le soleil t'avait dit cette nuit-là, mais ce rêve tu ne l'oublieras jamais. Il te poursuit, il t'interroge, au détour d'un film. Intense, vital. Central dans ta vie.
Ton mystère.
Ton merveilleux mystère...