On l’appelait la fée verte. Pourtant, elle n’avait rien à voir avec l’absinthe, même si elle aimait boire un petit coup à l’occasion. Non, ce nom, elle le devait plutôt à la couleur de ses yeux vert émeraude, et de sa garde-robe qui, du pastel au foncé, couvrait toutes les nuances de cette couleur végétale. En fait, elle s’appelait Ellorâ, mais rares étaient les gens qui le savaient.
Le Roi Gauvain, souverain du Royaume de Gaisoleil, faisait partie de ceux là. Il tenait la fée en grande estime et requerrait souvent ses conseils. Pour plus de commodité, il lui avait offert des appartements dans l’aile est du palais. Ce jour-là, c’est tout essoufflé qu’il se présenta devant son amie :
- Bonne Fée, une fois de plus, tu es mon seul espoir !
Emue par ce cri du cœur, Ellorâ interrogea le Roi :
- Mon Roi, dites-moi ! Qu’est-ce qui vous émeut à ce point ?
- Mon fils ! Vous savez combien le Prince Philippe peut être odieux parfois. Aujourd’hui, il a offensé la Princesse Alianor, en visite au palais. Vous n’êtes pas sans savoir que nous espérions, la reine et moi, les marier. Cette alliance avec le Royaume de Tristelune assurerait une paix durable entre nos deux peuples.
- Et, comment a réagi la Princesse ?
- Comme une Princesse ! Elle a quitté le palais sur le champ, en jurant qu’elle n’y remettrait plus jamais les pieds.
- Qu’attendez-vous de moi ?
- Oh ! Pas que vous rattrapiez la Princesse ! Il est trop tard pour cela. Mais si vous pouviez faire quelque chose pour mon fils ?
- Vous me demandez de le punir ?
- Plutôt de l’amener à modifier son comportement. Je vous donne carte blanche. S’il ne s’amende pas, le Royaume est perdu !
- Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, pour que votre héritier devienne digne de la charge qui lui incombe, assura la fée.
- Je vous en remercie. Me voilà rassuré !, soupira le vieil homme.
Sur ce, le Roi laissa Ellorâ à ses réflexions. Que puis-je faire ?, s’interrogea-t-elle. Le jeune Prince a toujours été insupportable et ses parents bien trop indulgents. N’est-ce pas trop tard pour agir ? Et ici, au palais, je n’arriverai à rien. Jamais les nobles et serviteurs ne parviendront à le traiter autrement qu’en Prince. Ce qu’il est d’ailleurs… Soudain, une idée se fit jour dans son esprit. Je sais. Je vais le transporter dans un pays éloigné où nul ne le connaîtra… Sa décision prise, la fée convoqua le Prince dans ses appartements. Comme il se doit, il la fit attendre plusieurs heures avant de se présenter avec, sur le visage, une moue ennuyée.
- On me dit, ma Dame, que vous souhaitez me voir ?
- Effectivement, mon Prince. Le Roi m’a rendu visite tantôt et vous a confié à mes bons soins.
- Que voulez-vous dire ?
- Que vous devrez m’obéir jusqu’à nouvel ordre.
- Vous obéir ? Il n’en est pas question. Vous oubliez qui je suis…
- Il suffit.
Et avant que le Prince puisse ajouter un mot, la fée agita sa baguette magique. Aussitôt une brume verte et scintillante les enveloppa, elle et le Prince. Ils disparurent du château.
Le Prince Philippe ouvrait la bouche pour répliquer, quand il prit conscience qu’il était dans une pièce misérable et de petites dimensions. La lumière traversait à grand peine des carreaux plein de crasse. Dans un angle, se trouvait une paillasse et une couverture trouée. Le reste du mobilier se composait d’une table branlante et d’un chaise à moitié percée. D’un deuxième coup de baguette, Ellorâ transforma les effets du jeune homme. Ses beaux habits brodés d’or se changèrent en vêtements de toile, épais et rêches.
- Te voilà prêt, annonça la fée.
- Je vous ordonne de me ramener au palais de mon père !
- Ici, tu n’as rien à ordonner. Tu n’as plus qu’à obéir. A partir d’aujourd’hui, tu es ouvrier de ferme. Tu devras t’acquitter des tâches que te confiera le maître des lieux.
- Je m’enfuirai !
- N’y pense même pas ! Tu es loin de tout et n’as aucun pouvoir.
- Qu’attendez-vous de moi ?
- Que tu te comportes comme n’importe quel ouvrier. Que tu fasses ton travail du mieux que tu peux. Et que tu apprennes de ce que tu vois. Je ne serai jamais très loin. Si tu as besoin de me parler, il te suffira de prononcer les mots « fée verte, apparais ! » Puis, dans un nuage coloré, Ellorâ s’évanouit.
Le vert ne s’était pas plutôt dissipé qu’un homme entra l’air furieux.
- Qu’est-ce que t’attends pour venir travailler , fainéant !
Puis il le poussa sans ménagements vers la porte. Philippe manqua de se rebeller, mais se dit qu’il était plus sage d’attendre d’en savoir plus.
La ferme n’était pas très grande. Le patron, qui s’appelait Gaston, fit traverser la cour à Philippe. Hormis quelques poules qui picoraient de-ci de-là, deux chiens faisaient la sieste dans la poussière. Ils arrivèrent devant un champ où les attendait un bœuf attelé à la charrue.
- Tu vas labourer ce champ. T’as déjà fait ça ?
- Non, jamais !
- Bon, j’ va te montrer.
Gaston joignit le geste à la parole. Puis il laissa Philippe se débrouiller. Les premiers sillons ne furent pas très droits, mais il progressa vite. Cependant, il était si peu habitué au travail que, lorsque le soir vint, il avait les mains en sang et les reins douloureux.
Philippe et le patron se débarbouillèrent les mains et le visage dans la cour avant d’entrer dans la ferme. Là, la femme du patron et une jeune fille –qui s’avéra être Manon, la fille des fermiers- leur servirent une soupe épaisse qui, si elle n’avait pas la finesse des plats servis au château, requinqua Philippe. Puis, Gaston lui proposa un onguent à base de miel pour soigner ses blessures. Finalement, se dit Philippe, je suis chez de braves gens.
Les jours qui suivirent, Philippe travailla sans relâche, si bien qu’il n’eût pas le temps de penser à ses parents et à sa vie au palais. Puis un dimanche, alors que le jeune garçon était assis sur un vieux banc devant la ferme en compagnie du patron, un groupe de cavaliers pénétra dans la cour, provoquant un nuage de poussière. Un homme brun, grand et qui avait fière allure, descendit de cheval et cria :
- Nous avons faim ! Qu’on nous prépare à manger sur le champ ! Et si la nourriture n’est pas assez bonne, gare à vous !
Le ton impérieux employé par ce noble ne plut pas à Philippe, qui s’apprêtait à répondre vertement. Mais Gaston, l’entraînant par le bras, bégaya :
- A vos ordres, Messeigneurs !
Et plus bas :
- Fais pas l’andouille, si tu veux pas être fouetté ! Le Prince Jean, c’est pas un tendre ! Si t’obéis pas…
Aussi rapidement qu’elles le purent, les femmes préparèrent un bon repas. Elles sacrifièrent une poule au festin. Alors qu’elles présentaient la bête, le Prince et ses compères, qui avaient un peu bu, commencèrent à chahuter la fille du fermier. Elle s’échappa avec peine des mains d’un homme du Prince, pour tomber sur les genoux de ce dernier. Manon, effrayée, se mit à crier. En pure perte. Voyant cela, Philippe intervint. Il libéra la pauvrette des mains de son bourreau. Aussitôt, le Prince se leva et sortit son épée du fourreau. Il allait frapper…
En cet instant, Philippe comprit l’arrogance dont il avait fait preuve jusqu’alors. Il ne valait pas mieux que cet individu. Il était probablement trop tard, mais il prononça quand même les paroles magiques :
- Fée verte, apparais !
Et aussitôt, Ellorâ fut là. Le Prince Jean, estomaqué, interrompit son geste pour bafouiller :
- Qui… qui êtes-vous ?
- Je suis la fée verte, jeune homme. Et vous, un bien piètre Prince à ce que je vois !
- De quel droit…
Reprenant ses esprits, il s’apprêtait à retourner son épée contre la fée quand, d’un coup de baguette, elle le transforma en minuscule grenouille. Ses compères s’enfuirent prestement, tandis qu’Ellorâ remarquait :
- Je ne sais pas pourquoi, je n’ai jamais réussi qu’à produire des animaux à peau verte ?
- Peut-être parce que cette couleur a une signification particulière pour vous, suggéra Philippe.
- Tu as raison. C’est la couleur de l’espoir. Rien n’est jamais perdu, n’est-ce pas ?
Et sans attendre sa réponse, elle ajouta :
- Je crois que tu es prêt à rentrer chez toi.
Le Prince Philippe proposa à Gaston et sa famille de le suivre, à Gaisoleil. Ils acceptèrent et la baguette de la fée verte s’agita une nouvelle fois. Tous se trouvèrent transporter au palais du Roi Gauvain. Celui-ci était si content des nouvelles dispositions de son fils, qu’il remercia les fermiers, leur confia l’entretien de ses jardins et proposa à leur fille le poste de femme de chambre de la reine. Tous acceptèrent avec reconnaissance. S’en suivit une fête somptueuse, pour célébrer le retour de l’héritier du trône.
Quelques jours plus tard, le Prince Philippe se rendit au Royaume de Tristelune. Il était décidé à réparer, si cela était encore possible, son erreur. Il s’excuserait en personne auprès de la Princesse Alianor. Et, si un mariage n’était plus possible, du moins espérait-il son pardon.
Il s’avéra que la Princesse accepta les excuses du jeune Prince. Charmé par l’homme qu’était devenu le Prince Philippe, elle consentit, quelque temps plus tard, à devenir son épouse. Le Roi Gauvain et son épouse étaient aux anges. L’avenir du Royaume était assuré. Quant à notre bonne fée verte, elle avait encore quelques comptes à régler avec une certaine grenouille…