J’ai faim, mais je sais déjà que je ne pourrai pas l’assouvir. Pas dans cette cité pareille à tant d’autres. Je suis de ces villes de province où la vie a quitté la rue. Elle s’est d’abord réfugiée dans les bistrots puis, quand ces derniers ont fermés, elle a rejoint le cimetière.
Les cimetières. C’est là que se terre la vie de la campagne. Dans ces vieilles venant fleurir la tombe de leur vieux. Dans ces veufs éplorés allant se recueillir sur la demeure de l’épouse trop tôt métastasée. La vie n’est plus dans les rues mais dans les cimetières.
Balade dominicale sinistre à souhait. Les britanniques ont l’habitude d’y aller pique-niquer. Cela ne se fait pas ici. Mais pourquoi pas ? On jugeait jadis les fleurs artificielles comme un acte d’oubli. Maintenant elles sont partout. Fleurir les tombes : Remplacer le terreau par le polyester.
Je suis bien sombre aujourd’hui. Un jour de plus. La rue est vide. Je marche et j’entends mes pas résonner contre les façades ternes. L’éternité est bien longue pour ceux qui ont perdu le goût de vivre. On s’en accommode comme on peut. Le temps glisse sur moi comme la pluie sur le cuir qu’est devenue ma peau. J’attends une faucheuse qui ne vient pas. Elle n’oublie personne pourtant.
Ma malédiction hanterait mes rêves, si la nuit avait pitié de moi et m’offrait le sommeil. Je ne dors plus depuis si longtemps. Fini les rêves, les rires des enfants, les soleils levants qu’on espère. Fini l’attente. Et mes pas qui résonnent dans cette rue déserte, dans cette ville que je ne connais que trop bien.
Si seulement ils ne me traquaient pas. Si seulement ils savaient. Pourquoi m’avoir séparé de mes frères humains. Je me souviens du temps où on ne me redoutait pas. Je me rappelle de mes errances où, me demandant comment occuper ma journée, je me disais : « Peut-être rendrais-je service à la vieille ou au veuf en allant prendre leur vie sur la tombe de leur mort ? Un sang en libation aux noces des vies éteintes. Victimes consentantes d’une fade survivance, d’un trop long cauchemar. »
Et puis, d’un délicat revers de manche, m’essuyer le coin de la bouche encore teinté de rouge. Rouge comme ce point qui apparaît sur mon front dans cette vitrine. Serait-ce la fin de ma malédiction ? Au loin, j’aperçois un homme avec son fusil. Je le regarde bien en face et, doucement, porte la main dans la doublure de mon manteau, vide, en souriant.