Effervescence aujourd'hui ! Famille au grand complet, cousins, cousines en visite, je ne chôme pas ! Ma soeur et mon beau-frère ont pris quelques jours de vacances en amoureux, c'est à moi qu'incombe de garder tout ce petit monde. Allez, ne mentons pas : j'adoore ! C'est un gage de bonne humeur assurée.
Cet après-midi, balade en ville, il faut veiller. Six enfants sous ma responsabilité, ce n'est pas rien. Un oeil particulièrement vigilant sur le petit dernier de ma soeur, Julien. Santé fragile, caractère entier et parfois difficile, c'est cependant un enfant très attachant ; un peu fantasque, poète à ses heures. Un rêveur...
Je le tiens par la main. Soudain il m'échappe.
- Julien ! Reviens.
Il court déjà vers deux chiens tout fous qui se disputent une balle toute défoncée, sur un coin de pelouse de l'ancien stade. Julien aime à la folie les animaux. Quand ma soeur va-t-elle se décider à lui en offrir un ?
Les toutous semblent totalement inoffensifs, et bientôt toute la famille s'ébat avec eux, moi la première, je l'avoue.
- Brigand ! Vagabond, ici !
Un homme dégingandé, d'apparence quelconque s'approche doucement de nous. Nous le regardons tous, la main en visière sur le front, éblouis par le soleil du plein après-midi.
- Ce sont vos chiens ?
- Oui, ils ne vous ennuient pas j'espère ?
- Oh, non, comme vous pouvez le voir !
L'homme savoure la joie communicative des enfants, surtout celle de Julien, une moue attendrie au coin des lèvres. Je regarde l'homme. C'est étrange. Ce visage ne m'est pas indifférent. Même sa voix me rappelle quelque chose.
Nous nous faisons face maintenant. Lui aussi fronce les sourcils, comme s'il cherchait dans sa mémoire.
- Mais... c'est toi ?
- Et toi... tu es Pineau ?
- Tu te souviens de mon nom ?... Zut, moi je n'arrive pas à...
- C'est normal, nous n'étions pas amis à l'époque. Mais toi, non, toi, je ne t'ai pas oublié...
- Ah bon ? Tu te rends compte, c'était en quelle classe ?... La sixième
je crois, ça date pas d'hier ! C'est à toi, tous ces marmots ?
Les enfants nous observent l'air moqueur. La sixième, cela ne nous rajeunit pas, c'est sûr !
Enfin, je pose à Pineau la question qui me brûle les lèvres :
- Qu'es-tu devenu ?
Il prend un air mystérieux.
- Ah ça.... Oh - redis-moi ton nom ? - Brigitte, c'est ça ! - permets-moi de t'en faire la surprise!
- La surprise ?
- Oui, je vous invite tous dans deux jours ! Voilà, je travaille dans un cirque, vous avez vu les affiches les enfants, n'est-ce pas ?
- OUI !! crie tout mon petit monde.
- Et bien, je vous y attends tous, et vous aurez la surprise de découvrir mon numéro, d'accord ? On verra si vous me reconnaîtrez !
- Dis-nous, dis-nous ! hurlent les enfants.
- Moi je sais, intervient Julien au comble de l'excitation : tu es dresseur de chiens !
- Allez, ne le questionne pas, ce ne serait pas drôle. Pineau a raison, la surprise c'est plus amusant. Eh bien c'est d'accord, nous y seront !
Difficile de faire attendre les enfants jusqu'au surlendemain. Mon ancien camarade de lycée a été le clou de toutes nos conversations et de nos suppositions les plus extravagantes.
Enfin, le grand jour est arrivé. Je repense à ce pauvre Pineau. Ainsi, il travaille maintenant dans un cirque. Je suis si heureuse pour lui !
Mon impatience est secrètement encore plus grande que celle des enfants...
Soudain, le présentateur hurle dans le micro : "Et maintenant, le célèbre, le grand, l'immense Carabistouille !
Ce nom provoque à lui seul l'hilarité générale.
Mais quand ce personnage grotesque entre en scène, le visage tout blanc, de grosses larmes noires dessinée sur les joues, les lèvres peintes en une moue si rouge et si triste, ses trop grandes chaussures le faisant tomber sans répit, Julien fond en larmes ! Lui si sensible... Comment lui expliquer que le clown joue seulement à être si maladroit; que ce n'est qu'un numéro ?...
Le clown a remarqué les pleurs de Julien, il s'approche.
- Eh bien, mon ami, que t'arrive-t-il ?
Et enlevant son nez rouge :
- Tu ne me reconnais pas ? C'est moi ! Le propriétaire de Brigant et Vagabond, le vieux copain de classe, tu te souviens mon garçon ?
Voyant le sourire de Julien briller à nouveau à travers ses larmes, Pineau s'élance sur la piste en criant, dans une cabriole :
- Je te salue Brigitte ! En souvenir du lycée !!
Il tombe à la renverse, une souplesse extraordinaire ! Puis il s'approche d'un grand piano à queue et se met à chanter - tellement bien ! - "y a d'la joie"..!
Il est sublime ! Ce brave Pineau, l'enfant le plus incompris de ma classe, un artiste, un grand artiste !
Emue, j'entends soudain la petite voix sérieuse de Julien annoncer :
- Plus tard, je serais clown, moi aussi. Clown musicien, ça c'est quelque chose!