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Le grand hêtre rouge du jardin public je le connais depuis toujours, mon père et mon grand-père le connaissaient depuis toujours, et j'espère que mon fils et mon petit-fils pourront en dire autant.
Le grand hêtre rouge du jardin public n'est pas un arbre, c'est un couple d'arbres qui a fusionné. Il aurait fallu être là au début de leur histoire pour pouvoir témoigner devant un magistrat. Tant pis pour le risque de parjure ! Je suis prêt à certifier en levant la main droite que cette histoire est vraie. J'y étais, je le jure, à travers les yeux des ancêtres de mes ancêtres : deux arbres ont marié leur aubier pour partager leur sève et s'unir à jamais!
Sur leur écorce grise et grumeleuse comme du cuir d'éléphant court la ligne de suture, une lèvre ligneuse, au grain très doux. Chacune de leurs branches s'articule au tronc commun avec des plis et replis de trompes, d'épaules, de coudes ou de genoux. C'est une danse d'amour, faite d'étirements lents de tous leurs membres dans une extase continue.
Les saisons suivent le rythme de leur frénésie sereine. Les bourgeons se tendent et se fendent, d'un vert délicat sous des élytres prunes. Les préliminaires accélèrent l'apparition des premières feuilles : une multitude d'éventails, agités par des ballerines miniatures serrées dans des tuniques de soie brunes. Elles se déploient toujours plus et deviennent de grandes ailes aux nervures fortes, bordées d'un duvet roux. Peu à peu, constamment caressée par le vent, leur membrane se raidit, devient coriace et pourpre. La foisonnante
chevelure emmêlée des deux arbres frissonne, gémit, craque et lance des éclairs acajou.
Leur pamoison se prolonge sur deux saisons et produit des fruits laineux quipendent comme des cerises angoras.
Le grand hêtre rouge connaît alors une béatitude immense. Ses derniers frissons font choir ses feuilles, et sous les froides averses, les fruits qui ont séché éclatent, libérant l'amande jumelle de leurs graines.
Alors, nu et rassasié, le couple enlacé dort debout, sous la membrure fine et ronde de sa future frondaison.
Pendant leur sommeil, cet hiver, une palissade de chantier les a cernés.

Tag(s) : #Textes des auteurs
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