Il vient de rien. De sa campagne. C'est pas la vie qui a été rude, c'est son père. Sur son lit de mort, il lui disait encore : "T'es qu'un bon à rien. Tu feras jamais rien de ta vie !".
Le bon à rien a quitté son bled à 14 ans. Il a trimé. Des travaux durs, d'une ferme à l'autre. On dort à la belle étoile, pour économiser le peu qu'on gagne et petit à petit, à force de se priver de tout, on amasse. Suffisamment d'argent pour acheter une première voiture. Il a pensé à tout : il faut qu'elle fructifie, la voiture, c'est pas pour draguer les filles. Il se fait taxi. Profession libérale, on travaille quand on veut. Tant qu'on peut. On compte pas les heures, mais le pactole, si.
Après la voiture, il est passé à un "toit" plus conséquent si je puis dire... Il s'est renseigné : ce qui rapporte le plus sur le marché, c'est la pierre. La pierre, c'est éternel ! A l'époque, l'immobilier n'est pas encore trop cher, il achète sa première maison. En banlieue. Celle qu'il habite encore aujourd'hui, dans notre rue. Avec sa femme : là aussi il a placé le capital dans du solide ; à défaut de la plus belle, il a pris la plus riche.
Dans son jardin, il estime qu'il y a beaucoup de place, bien trop. Alors il construit son premier immeuble. Trois logements avec garages. Des locataires, voilà qui va rapporter gros ! Revenus réguliers. Eternels... L'argent rentre. A défaut du soleil. On allume la lumière toute la journée, les fenêtres des cuisines plongent dans leur maison. Pas grave, ça ne le gêne pas.
Il est à l'affût. Tout ce qui vend : dès qu'il peut, il signe. De plus il aime bricoler. Plutôt genre gros travaux. Casser les cloisons, refaire les carrelages... Après, il met des locataires. Ce qu'il gagne il le donnera à son fils. C'est pas pour lui-même qu'il investit et travaille. Et puis il y a la maîtresse à entretenir. Au nez et à la barbe de sa femme. Il en est très fier. "J'ai tout !" dit-il.
Aujourd'hui il est "Quelqu'un" ! C'est lui-même qui le dit. Le bon à rien renié par son père possède un quart de la ville. Dès que je passe devant chez lui, il me chope pour que je m'extasie devant sa dernière acquisition : caravane dernier modèle, nouvelle maison en Vendée... Il me montre les photos... Son bonheur, il tient à le partager avec les copains ! Avec moi, sa petite voisine... Il me trouve à son goût on dirait. Regard libidineux ? Moui, peut-être un peu... La différence d'âge ne semble pas l'affoler.
Il regarde copieusement ma copine d'en face, aussi. Une de ses locataires favorites. Très copain avec le mari surtout. On lui offre souvent l'apéro dans cette bonne maison qu'il leur loue depuis trente ans. C'est comme ça qu'il voit les choses : propriétaires / locataires / amis de surcroît, le rêve ! Normal pour l'apéro, c'est lui le propriétaire, c'est la moindre des choses. " Je leur fournis le logement, prêche-t-il. S'il n'y avait pas des gars comme moi qui ont trimé toute leur vie pour investir dans la pierre, où pieuteraient-ils tous ces gens ?..."
Le bon à rien n'a qu'un seul regret : n'avoir pas acheté la petite maison que nous louons mon mari et moi. "Elle n'était pas chère ! Que j'ai été bête ! Quand je vois ce que ça vaut maintenant, avec la grandeur du terrain !!".
Récemment, il nous a fait un autre caca nerveux. La dite voisine et son cher et tendre ayant atteint l'âge de la retraite, retour au bercail dans leur jura natal. Au moment du déménagement, ces bons amis distribuent à droite à gauche le surplus amassé depuis tant d'années. Ils nous cèdent une vieille table de jardin en plastique. Super ! Merci, justement ça nous manquait. En toute innocence, ils la déposent chez nous, coté rue, au vu de tous.
Le lendemain matin, ce petit homme trapu, au visage carré, ce bon "terrien" qu'on a toujours connu boitant - souvenirs d'années de taxi - fulmine devant la grille de notre jardin. De sa voix cassée par une opération récente de la gorge, il crache : "ça m'dégoûte ! La vie, quelle pourriture ! Ils me l'avaient promis cette table de jardin ! Quelle ingratitude ! Trente ans d'amitié pour en arriver là..."