J’observe cette page blanche, à la fois détaché et paradoxalement, totalement déstabilisé par les obsessions et les fantasmes de l'homme moderne, tyrannisé par le temps qui passe et la peur de rater sa vie.
Aussi livide qu’elle, sans doute, je m’accroche à son âme comme un alpiniste sur le point de décrocher tendrait désespérément une main pour se sauver de l’inexorable chute.
Je m’appelle Alex, j’ai 40 ans et je passe mes journées reclus dans ma chambre à ressasser la vacuité de mon existence. Aucun projet d’avenir. Je n’ai comme appétit que le besoin existentiel de me nourrir d’encre. L’encre de ma vie, ce sang gris et putride qui coule en moi et déverse des flots de mots indisciplinés sur des pages et des pages qui ne peuvent plus les contenir. J’ai pourtant essayé à maintes reprises de déléguer à mon émissaire secret, entendez par là mon psychologue, le dégoût que j’ai de moi-même, mais les séances ne m’apportaient ni soulagement ni apaisement. Bien au contraire, l’érection de cette forteresse de désarroi me laissait chaque fois un peu plus affligé.
Alors, devant ce vide abyssal qu’est devenu mon univers, je me déleste de vers à la manière d’une lente et longue plainte, au rythme de l’immuable et de l’imperturbable cycle lunaire, et m’abandonne à l’illusion que post-mortem, je pénétrerai peut-être dans les bas-fonds de l’édition. La volupté unique et suprême de l’écrivain git dans la certitude de voir un jour son œuvre survivre à sa propre mort. Mais je suis envahi de doutes et, pour l’heure, je me sens bien seul, un peu comme cet alpiniste qui ferait une tentative d’ascension hivernale en solitaire, dans un décor majestueux mais tellement hostile, sauf que lui conduit son corps là où un jour ses yeux admiratifs se sont posés, et que moi, je conduis mes vers là où mon corps un jour s’est arrêté de vivre. Une sorte de déportation vers le trépas, un peu comme si j’étais sur terre dans un futur qui a vu la fin de l’humanité. Je ne suis plus qu’un écrivain fantoche, et nulle prophétie ne pourra venir m’enlever ce rôle funeste, sauf peut-être celle qui saura me projeter dans une autre civilisation où un hasard malicieux me fera renaître de cette peste grise et maligne que je n’arrive plus à combattre. Les mots qui dégueulent de cette effroyable encre s’accompagnent de délires, de mirages et autres hallucinations que je ne peux plus ni même contrôler ni retranscrire de façon cohérente sur la page blanche. Désigné comme une victime expiatoire, je n’ai plus ma place dans ce monde, et ma plume gangrenée doit se résoudre à rendre l’âme à qui voudra bien la purifier.
Alex, poète – Manuscrit non daté, époque inconnue.