Le jour de ses 30 ans, on sonna à la porte. En ouvrant, Anne-Lise reconnut immédiatement Pierre, l’ami d’enfance de son père. Il semblait gêné et, lui souhaitant un joyeux anniversaire, bredouilla d’une voix très faible :
- Tu es seule ?
- Oui, Simon et les enfants sont allés faire une petite ballade... sans doute un prétexte pour m’acheter mon cadeau d’anniversaire ! Répondit-elle toute excitée à l’idée de fêter dignement l’évènement en famille le soir même.
- Alors, écoute, balbutia-t-il, tout en l’invitant à s’asseoir sur une chaise de la cuisine : ton père, avant de mourir, m’a fait promettre quelque chose....
- Qu’est-ce que tu me racontes Pierre ? demanda-elle, surprise. Il est mort noyé quelques mois avant ma naissance, il ne pouvait pas deviner qu’il allait mourir quelques jours plus tôt et te demander de tenir une promesse ! Et pourquoi tu me dis ça maintenant ? Tu m’as vu naître, grandir, tu nous as épaulées, maman et moi, et là aujourd’hui, tout d’un coup, tu veux me parler d’une promesse que tu as fait à mon père 30 ans plus tôt ?
La voix d’Anne-Lise commençait à se faire plus fragile et plus étouffée.
- Et bien…. Disons qu’il le sentait peut-être… toujours est-il qu’il m’a fait promettre quelque chose il y a donc une trentaine d’années, alors que tu n’étais encore qu’un embryon dans le ventre de ta mère et qu’il ne savait même pas si tu serais une fille ou un garçon… Et cette chose, je devais seulement te l’annoncer le jour de tes 30 ans, c’est-à-dire aujourd’hui.
Anne-Lise était médusée, mais elle savait que Pierre, toujours droit et direct, lui disait la vérité. Il avait été quelque part un second père pour elle, toujours présent quand il le fallait, accourant au moindre pépin tout en sachant respecter sa vie privée. Il ne pouvait donc lui mentir. Reprenant ses esprits, elle lui lança un regard interrogatif, puis lui dit :
- Alors, tu me le fais, ce cadeau ? Car je suppose que c’est un cadeau, non ?
- Bien… pour tout te dire, je n’en ai pas la moindre idée… Il m’a simplement demandé de t’indiquer un endroit précis où tu trouveras une lettre de lui…
- Une lettre ? Mais quelle lettre, de quoi me parles-tu ? C’est quoi toute cette histoire à dormir debout !? Mon père est mort il y a 30 ans, et je ne l’ai même pas connu ! Elle essayait de contenir les larmes qui montaient en elle comme la lave d’un volcan.
- Elle se trouve dans un livre, situé sur le rayonnage de la bibliothèque de ta grand-mère, dans le grenier. J’avais convaincu ta mère de ne pas se séparer de cette vieille bibliothèque, ni des livres qu’elle contenait, et de te l’offrir le jour où tu marierais….
- Ici même ? Tu es en train de me dire que mon père a rédigé une lettre à mon attention qui attend patiemment depuis 30 ans au dessus de ma tête dans la bibliothèque de ma grand-mère ? Dit-elle d’un ton saccadé.
- Oui… Vas-y, monte au grenier, cherche une vieille bible et ouvre la à la page 7, tu y trouveras la lettre dont je te parle. Je suis déjà allé vérifier plusieurs fois qu’elle y était toujours au cours de ces dernières années. J’ai veillé sur elle comme on veille sur un trésor. Aujourd’hui, je te le rends. Mais quoique tu y trouves, sache que ton père a été le meilleur ami que l’on puisse avoir et aurait sans doute été le meilleur père dont on puisse rêver.
Sitôt Pierre parti, elle grimpa 4 à 4 les marches de l’escalier menant au grenier. Elle trouva la bible en question comme l’avait indiqué Pierre. Elle n’eut pas besoin de chercher la page, en ouvrant, une enveloppe s’en échappa comme une délivrance et tomba à terre.
Anne-Lise avait le cœur qui battait jusque dans ses tempes ; sur l’enveloppe, une seule inscription : « A mon enfant ». Elle la décacheta, et sans perdre une minute, repris son souffle et commença à déchiffrer cette écriture qu’elle ne connaissait pas.
« Mon cher enfant,
Si tu lis ces lignes, c’est que mon meilleur ami, Pierre, a tenu sa promesse. A vrai dire, je n’en doutais pas. Remercie-le de ma part et embrasse-le tendrement. Il n’est pas au courant de son contenu, mais je pense qu’il se doute de quelque chose.
Tu as 30 ans aujourd’hui, permets-moi de te souhaiter un bon anniversaire. Trente ans, c’est un âge où l’on est déjà suffisamment vieux pour comprendre certaines choses, et assez jeune encore pour pouvoir les accepter. C’est pour cela que j’ai fais promettre à Pierre d’attendre tes 30 ans pour te dévoiler la cachette de ce courrier.
J’aurais voulu te voir naître, partager tes joies et tes peines, te voir grandir, te serrer dans mes bras, t’aider à franchir les obstacles, être là, tout simplement, à tes côtés. Mais je ne le peux pas. Le mensonge, la douleur et la honte me rongent chaque jour un peu plus depuis que j’ai tué cet enfant sur la route, le laissant agoniser dans son propre sang tandis que je m’enfuyais.... L’enquête de police n’a pas permis d’identifier ce meurtrier de la route... ce jour-là une pluie dense s’était abattue sur la région, j’étais fatigué, je ne l’ai vu qu’au dernier moment traverser... et je n’ai pu l’éviter. C’est ce même jour, où, rentrant à la maison, ta mère m’annonçait qu’elle était enceinte de 2 mois... Comment aurais-je pu me réjouir d’avoir un enfant, moi qui venais de prendre la vie à un autre ? Comment aurais-je pu t’élever en t’enseignant les bonnes manières, le respect et l’amour d’autrui, alors que je ne suis qu’un lâche et un assassin ? Oui, mon enfant, je l’avoue, je ne suis qu’un meurtrier. Devant la joie de ta mère d’avoir enfin un enfant, ce jour-là, je n’ai pu trouver le courage de lui annoncer la vérité, pas plus qu’à Pierre, mon meilleur ami.
Un mois s’est écoulé depuis, et je m’enfonce peu à peu dans la douleur et les remords, me cachant derrière un masque pour que personne n’ait d’inquiétudes ou de soupçons à mon sujet. Mais au fond de moi, l’horreur germe et se propage dans tous mes vaisseaux. Je ne peux plus me regarder en face, et j’ose à peine imaginer ce que tu es en train de penser.... Je ne peux vivre avec ce secret, et je te demande pardon pour tout le mal que je suis en train de te faire. Je te demande pardon, mon enfant, de ne pas être le père que tu t’es imaginé.
Tu as 30 ans aujourd’hui, mon âme brûle certainement en enfer, mais il est temps que tu saches qui j’ai été vraiment... Tu feras de cette lettre ce que tu voudras, tu auras le droit de salir ma mémoire puisque de toute façon, mon âme est putride. Je ne pourrais t’en vouloir. J’ai choisi de laisser cette enveloppe bien au chaud dans une bible, comme pour me faire pardonner par Dieu. Mais je sais que mon âme n’est plus récupérable, c’était avant que j’aurais du y penser. Puisse un jour Dieu expier ce lourd péché et toi, mon bébé, me pardonner.
Ton papa qui t’aime. »