Vous savez, ma région a subi les mêmes douleurs que l’Alsace, passant successivement de la Belgique à l’Allemagne puis inversement dans un ping-pong répété. Les jeunes gens qui ne s’étaient pas enfuis se faisaient enrôler dans l’armée allemande.
Pour ne pas se trouver face aux beaux-frères belges, ils étaient envoyés sur le front russe. Sur la route de Stalingrad, les deux frères se croisèrent. L’un partait au front et l’autre en revenait.
Comme chaque année, je faisais le grand nettoyage du printemps et il débutait toujours par le grenier. Cinq années déjà que nous occupions la maison de mes parents. Chaque fois le temps me manquait pour trier cette étagère de vieux livres et cahiers qui avaient appartenu à ma mère et à ma grand-mère. Pourquoi me direz-vous ? Tout simplement parce qu’il s’agissait de livres imprimés en Fraktur. Aujourd’hui j’allais regarder cela de plus près.
Quelques titres : Faust de Goethe, Heidi, Die Kinder vom Lindenhof (Les enfants de la cour du tilleul) et, du suivant dont la couverture est en cuir tombe une lettre qui visiblement n’a jamais été ouverte.
Cette lettre, en franchise postale, provenait de l’Allemagne nazie à voir le cachet circulaire avec l’aigle impérial. Cette missive était adressée à ma grand-mère. Au dos, une inscription au crayon à l’aniline : Reçue le 19 juin 1947.
J’hésitai un long moment. Pouvais-je briser ce secret enfermé depuis si longtemps ? Que faire ?
Ma mère et ma grand-mère me reprocheraient de la jeter sans l’ouvrir, de l’abandonner aux mains de personnes inconnues. Ma fille ne les a pas connues. Mais pourquoi cette lettre était-elle restée fermée ? Avec précaution, je me résolus à l’ouvrir. Bien sûr écrite dans la langue de Goethe et en Sütterlinschrift. Cette ligature s-z (eszett), en réalité il s’agit de deux s, était encore courante. Mes yeux passaient successivement de la date, le 6 janvier 1944 à la signature : Emile.
Je ne l’avais pas connu mais il était le fils, le frère décédé pendant la seconde guerre et enterré à Munich.
Je déchiffrais lentement mais sûrement ce message qui annonçait son prochain retour en permission. Il embrassait ses parents, ses frères et sœur. Il parlait aussi du manque de nourriture et du froid. Il se réjouissait de rentrer à la maison.
En vérifiant les archives familiales, je compris que ce courrier était arrivé trois ans plus tard après le décès de ma grand-mère. Pendant son hospitalisation, la famille avait reçu un avis officiel du décès suite aux blessures de guerre. Je suppose que c’est pour cette raison que le pli est resté scellé.