Elle lisait dans ses yeux l'aveu d'un amour qu'il n'exprimerait jamais. Depuis tout petit, Eric avait été un garçon difficile. Il lui en avait toujours fait baver. Jamais il ne se laissait prendre dans les bras. Jamais un câlin. Les moments de tendresse n’existaient pas. Il n’en connaissait pas la signification. Non pas qu’il ne m’aimait pas mais il ne savait s’exprimer que violement. Les caresses devenaient des morsures puis des cris et enfin des coups. Mère célibataire, je n’avais jamais réussi à contenir toute cette fureur qui l’animait. Une autorité paternelle aurait été sans nul doute la bienvenue. Mais la vie en avait décidé autrement. Le père d’Eric nous avait abandonnés alors qu’il n’avait que 4 ans. Depuis lors, nous ne pouvions compter que l’un sur l’autre. Même si j’ai essayé tant bien que mal d’être la plus aimante et la plus présente des mamans, je pense qu’il a toujours souffert du départ de son père. Jamais il ne me l’a formulé mot pour mot mais son comportement était peu équivoque. Peu social, il rechignait sans cesse à se mêler à ses camarades de jeux. Souvent, je le voyais revenir les vêtements déchirés et les yeux au beurre noir. Les années passant, mon petit Eric était devenu de plus en plus taciturne. Aujourd’hui, il m’était devenu difficile de converser avec lui simplement. J’avais beau essayé de lui trouver des excuses, il n’en restait pas moins très dur, intransigeant envers moi. Mais, c’était mon fiston, mon bébé et il en serait toujours ainsi quoiqu’il fasse.
Ce jeudi matin, je l’attendais à la maison afin de régler les derniers détails de la succession de Gervaise. Gervaise était la sœur de mon ex-mari. A 55 ans, elle venait d’être emportée par une embolie foudroyante. J’avais accompagné Eric à l’enterrement. Je le faisais pour lui et non en la mémoire de Gervaise que je n’avais plus revue depuis mon divorce d’avec son frère. Eric était très proche de sa tante et je tenais à être présente dans un moment aussi difficile que celui-ci. Pourtant, à mon grand étonnement, il n’avait montré aucun signe de chagrin. Il était resté de marbre durant toute l’oraison. La froideur de mon garçon m’avait laissée interdite. Mais j’avais fini par mettre cette distance sur le compte du choc occasionné par ce décès aussi soudain que violent.
Ce matin, j’avais le sentiment de remonter le temps. L’air triste et les yeux bouffis, Patrice se tenait face à moi. Nous ne nous étions plus retrouvés ainsi depuis notre douloureuse séparation. Il était assez étrange de partager 15 ans plus tard un bol de café avec son ex-mari. L’atmosphère était plutôt tendue mais les circonstances étaient telles que nous avions l’intelligence d’enfouir nos rancoeurs mutuelles. Cela ne nous empêchait pas de rester néanmoins sur nos gardes. Nous n’étions jamais à l’abri d’un dérapage, nous le savions. Assis l’un en face de l’autre, nous attendions. Personne ne se regardait ni ne parlait. La libération vint de notre fils. La violence avec laquelle Eric pénétra dans la pièce brisa net ce silence de mort. Les yeux boursouflés et injectés de sang, il semblait comme saoul. Jamais je ne l’avais vu dans un tel état d’hébétude et de brutalité. Il ânonnait des propos incompréhensibles tout en tournoyant et gesticulant autour de nous. Il avait l’air d’un fou. Ce n’était plus mon fils. Je ne le reconnaissais plus. J’étais pétrifiée. Patrice ne bougeait pas, lui aussi paralysé par la peur. Ni l’un ni l’autre n’osions intervenir. Nous attendions, le cœur suspendu, la fin de la tempête. Elle n’arriva jamais … Eric s’approcha de Patrice et se glissa tout doucement derrière le siège de son père. D'une main assurée, sans manifester plus d'émotions qu'aux funérailles de sa tante, il lui broya le cou.