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Il est là, juste devant moi. C'est la première fois que cela arrive depuis dix ans que j'habite le quartier. "Mon" célibataire… Ensemble, l'un derrière l'autre, au super marché.

Je suis si près que je peux sentir son odeur. Hum…Tabac ; il fume donc… Beaucoup apparemment. Cela me le rend presque plus humain. Comme si le fait de se détruire par la cigarette symbolisait une sorte de conscience, un geste d'autonomie chez ce quinquagénaire aux allures d'adolescent attardé…

 

Il arbore un air évanescent… comme si sa souffrance n'en était pas une. Comme si tout allait bien dans sa vie alors que tout, en lui, respire la solitude, l'abattement le plus complet, la résignation, la tristesse, la dépression…

 

Quelle émotion de me retrouver si près d'un homme sur lequel j'ai écrit quelques textes. Il m'inspire. Sans qu'il le sache, il fait partie de ma vie. De mon imaginaire. Lui, par contre, ne m'a même pas remarquée. Du moins, pas regardée. Ses yeux traversent tout sans rien voir. Le fait que je sois une femme ne le fera pas pour autant sortir de son attitude hautaine ; une indifférence, une contenance qui frise l'arrogance…

 

Il n'a pas daigné répondre quand la caissière lui a posé une question anodine. Il s'est contenté de regarder au-dessus d'elle, au loin, avec un sourire énigmatique qui semblait dire : "Mais enfin voyons, comment oser-vous m'adresser la parole ? Ne savez-vous pas que je ne parle à personne ? !".

 

Comment lui venir en aide ? Il semble dans un autre monde. Pire, volontairement coupé du monde, de son propre ressenti, de la vérité, de tout ce qui est vivant. Il ne s'intéresse à personne, il refuse de regarder autour de lui. Jamais il ne prend la peine de dire bonjour. Quand on se croise il détourne le regard, baisse la tête…

 

Nous avons quitté ensemble le magasin, c'est là que je me suis aperçu qu'il boitait…

Est-ce pour cela qu'il ne travaille pas ? Est-il invalide ? Je l'imagine, seul dans son "deux pièces", toute la journée à fumer devant la télé. Ou manger ce qu'il vient d'acheter : une baguette sous plastique, du fromage, quelques tomates. Je connais ce régime, c'était le mien avant de vivre avec mon compagnon. Quel vide doit être sa vie ! Ça m'effraye...

 

Il me touche. Son désarroi me touche. Où cet enfermement va-t-il le mener ?

Comment peut-on vivre dans une solitude aussi absolue, sans le moindre contact avec autrui, sans un bonjour, sans un sourire ?… Une vie qu'il s'est choisie… Ces réunions de copropriétaires, qu'aux dires d'une amie qui habite dans son immeuble, il occulte le plus souvent possible ; seul moment pourtant où il pourrait recevoir un peu de chaleur humaine, tisser des liens, faire connaissance...

 

Et c'est lui qui choisit d'aller, tous les jours, rendre visite à sa mère, au cimetière…

 

 

Cher journal,

 

Mardi 10 octobre.

 

Aujourd'hui, je l'ai vue. Elle était juste derrière moi aux courses. Si près que j'ai senti son odeur. Elle sentait les épices, un parfum exotique. D'où cela peut-il venir ? De ses cheveux, de son corps ? Cette odeur va bien avec son allure, son genre. Ça m'a tellement troublé que je n'ai même pas pu répondre à la caissière. J'ai encore du passer pour un imbécile.

 

J'ai même entendu sa voix, pour la première fois. Quelle aubaine ! Dommage qu'elle soit mariée. Tu vois maman, je n'ai pas de chance… Qui sait ? Avec elle j'aurais peut-être osé ? Elle a l'air si gentille. Et pas bête. Musicienne je crois. Mais qu'est-ce que je raconte ! Comment une fille comme elle aurait-elle pu s'intéresser à un pauvre type comme moi ? Comme tous les autres, elle ne daigne pas lever les yeux sur moi ; elle m'évite même, j'en suis sûr. Je crois qu'elle ne me voit pas. Je suis transparent pour elle, inexistant. Je n'ose même pas lui dire bonjour, j'ai trop peur qu'elle ne me réponde pas. Je préfère l'indifférence à son mépris.

 

Je l'intéresse moins que ses chats, je le sais bien. Elle récupère tous les chats errants de quartier, c'est la voisine du dessous qui me l'a dit à cette idiote de réunion des copropriétaires où je ne suis pas près de retourner ! Personne ne m'adresse la parole, je fais tapisserie. Tout le monde est tout content de se retrouver à papoter autour d'une tasse de thé, moi qui n'aime que le café. Et puis, il n'y a  que des femmes, et moi, les femmes, tu le sais, maman, elles m'intimident …

 

Enfin !… J'aurais au moins eu le plaisir d'entendre parler d'elle à cette réunion de malheur ; apprendre qu'elle a bon cœur, mais ça, je m'en doutais. Du moins, avec les chats. Je sais bien que je représente moins qu'une bête à ses yeux, c'est évident. Je ne suis rien. Une merde.

 

Je me demande pourquoi elle se dévoue ainsi pour les chats ?  Si elle savait ! Si elle pouvait se douter que je parle d'elle tous les jours dans mon journal ! Que j'écris sur elle, qu'elle occupe toutes mes pensées. Ah, ce n'est pas elle qui ferait ça : parler de moi, se demander qui je suis, encore moins écrire sur moi ! Je me fais sourire moi-même. Elle ? S'intéresser à moi ? Elle ne sait même pas que j'existe. Je peux toujours rêver…

 

Le célibataire se dirige vers le secrétaire, seul meuble qu'il ait gardé de sa mère. Il ouvre son courrier accumulé depuis une semaine.

 

Une enveloppe fait soudain battre son cœur :

 

Cher auteur,

 

Attendons avec impatience la suite de votre manuscrit "L'inconnue de la rue", pour publication. L'équipe est unanime. Toutes nos félicitations.

 

Cordialement.

 

Le directeur des éditions Gallimard.

Tag(s) : #Textes des auteurs
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