Elle le regardait, perdue dans ses pensées d’une vie meilleure à deux.
Elle scrutait ses mouvements, tapie derrière l’étagère des romans à la médiathèque de Grenoble, le dévisageant longuement.
Il s’attardait, perdu dans ses pensées, à feuilleter un roman policier d’avant-guerre.
Il semblait survoler les lignes, jetant de temps un temps un œil furtif ça et là derrière lui, dans cette médiathèque, flambant neuve.
La situation s’était corsée pour elle, après avoir envoyé sa dernière bouteille à la mer via internet... maintenant, il fallait qu’elle assure. Le plus dur avait été fait, ce bouton « envoyer votre message » allait peut-être enfin modifier son destin. Depuis plusieurs semaines en effet, elle correspondait avec un homme qui semblait représenter son idéal masculin. La photo n’était pas bonne, mais elle lui avait rendu un aspect plus présentable au fil de leurs discussions sur Internet.
Elle guettait le moment où il fermerait ce livre et se repassait en boucle le message qu’elle lui avait envoyé quatre jours plus tôt « Rendez-vous à la médiathèque – Lundi 10, 16 heures précises dans l’allée « San Antonio » – Je serai habillée d’un pantalon large noir et d’une tunique aux couleurs orangées. Tu connais mon visage, tu n’auras pas de mal à me reconnaître. »
Elle étudiait l’attitude de cet homme qui semblait perplexe devant tous ces polars soigneusement bien rangés. Sa tenue vestimentaire ne ressemblait pas tout à fait à ce à quoi elle s’attendait... plutôt négligée, d’ailleurs. Première faute de goût, ces chaussettes blanches sous son jean n’étaient pas à la hauteur de cet homme élégant qu’elle avait appris à découvrir sur internet. Un détail d’ailleurs, beaucoup plus important encore, lui sauta au visage : son jean délavé était totalement effiloché, et ça, ce ne pouvait être compatible avec le caractère de cet homme qu’elle avait perçu comme très ordonné, soigné et dont le charisme qu’il dégageait avait été la cause du premier soubresaut de son cœur. Mais peut-être avait-il décidé de se la jouer « décontrac » pour cette première rencontre...
Elle avait l’avantage de maîtriser la situation, puisque c’était lui qui devait se trouver à cet endroit précis pour justement se laisser le temps de le découvrir visuellement, embusquée derrière les romans classiques du 18ème siècle, juste à l’angle des romans policiers. Il était ainsi plus facile de se retirer sur la pointe des pieds au cas où l’énergumène d’internet ne serait pas visuellement celui qu’elle s’était imaginé.
Il s’emblait s’impatienter.
Nerveux, pensa-t-elle ? Bon, il y a de quoi, mais de là à avoir ces espèces de tics avec ses mains... ce n’est pas très joyeux. Il donnait plutôt l’image de quelqu’un sûr de lui...
L’homme, à cet instant, se retourna.
Mon Dieu ! La photo n’était pas bonne, mais quand même... quel visage anguleux et noir ! Pfft... Et ces boutons, là, sur les joues, ordonnés comme s’ils avaient été plantés en rang d’oignons ! Cette image cassa net tous ces jours et ces semaines passés à se découvrir sur internet... Où était passé l’homme si raffiné et si avenant qui occupait ses pensées depuis qu’il avait daigné répondre à son annonce ? Où était passé cet homme qui se disait si soigneux, si solide et si responsable ?
Elle allait reculer et faire demi-tour quand sa conscience la rappela à l’ordre. Après tout, le premier pas avait été fait, il fallait aller au bout et découvrir si cet homme-là était un imposteur ou s’il avait des chances de figurer sur sa liste des maris potentiels...
Elle s’avança donc, bien décidée à mettre de côté ces ressentis, ne se laissant guider que par la profondeur de leurs échanges virtuels.
Elle se rapprocha de lui, se mit à ses côtés, et alors qu’elle n’était plus qu’à quelques centimètres, elle sentie une main sur son épaule. Déroutée, elle se retourna en sursaut et fit sa moue habituelle lorsqu’elle se sent prise au dépourvu, avant de laisser place à un large sourire en voyant le Prince charmant, le vrai, celui qui enfin correspondait en tout point à cet homme virtuel dont elle avait déjà imaginé les forces et les faiblesses...
Il profita de cette situation, comique à ses yeux, pour lui envoyer d’un ton sûr et souverain, la première réplique de cette incroyable et longue histoire d’amour qu’ils connaîtraient par la suite :
« Bonjour Charlotte, d’un peu plus tu allais passer à côté de ton destin... ! »