Le ciel bleu de ce matin-là laissait présager une journée pesante et à forte température.
La chaleur était insupportable dans cette contrée. Les premiers rayons du soleil commençaient à faire des chatouilles joyeuses sur les joues des habitants du village.
Les petits zéphyrs des ventilateurs ne pouvait alléger que très furtivement l'impression d'étouffement que l'on ressentait. Bien au contraire. C'était comme si l'air doucereux et traître de ces maudits ventilos rendait cette chaleur encore plus insupportable. Au moindre éloignement, la chaleur moite et implacable vous tombait dessus.
Sur la place du village, se trouvait le petit bistrot de Juancho. Cet ancien pomiculteur s'était lancé dans une reconversion totale. A des centaines de kilomètres de sa ville natale, le tourniquet de l'amour l'avait désigné. Il avait tout plaqué pour suivre jusqu'ici sa dulcinée.
Il tenait depuis bientôt cinq ans ce petit troquet, à la fois café, salle de jeux, restaurant. Le seul lieu public à des kilomètres à la ronde. C'était également le seul endroit du coin disposant d'un climatiseur. Pouvoir doser la température et se rafraîchir... Quel bonheur !
Juancho était apprécié dans le village. Il s'était très bien intégré.
Quelques rares personnes le jalousaient. Il ne pouvait pas leur jeter l'anathème. Il comprenait... Les conditions de vie étaient tellement difficile : le chômage, l'isolement... Beaucoup d'entre eux avaient le désir inavoué de quitter ce trou perdu de la planète. Mais pour aller où ? La grande ville avec toutes ses tubulures, tunnels, rues et avenues ?... Que de bruit, d'inconnus et d'indifférence ! Non, il valait mieux rester dans ce coin isolé. Au moins, les voisins on les connaissait. On savait a qui on avait à faire. Après tout, il y avait tout de même des gens sympathiques et attachants par ici. Comme dit le proverbe : « Mas vale lo malo conocido, que lo bueno por conocer ». (1)
Juancho avait mis son disque de « vallenato » (2) préféré. La musique s'entendait jusqu'à la sortie du village. Personne ne s'en plaignait.
La plupart des villageois n'avait ni la télévision, ni la radio.
Alors, la musique lointaine qui venait du Café de Juancho égayait un peu leur quotidien.
Juancho disposa sur les tables de son troquet, le sel, le poivre, le vinaigre et l'huile. Indispensables à l'heure du déjeuner. On pouvait ainsi assaisonner à son goût. Quelques rares habitants venaient déjeuner au Café. Les « rares » qui s'aventuraient vers la grande ville, revenaient toujours, riches pour quelques semaines jusqu'à leur prochaine pénurie de pesos. Et presque tous s'offraient un repas chez Juancho. L'endroit était loin d'être luxueux, mais c'était un lieu convivial. Juancho y veillait particulièrement.
Juanito, son fils était assis à une table, bien occupé à gribouiller de magnifiques chefs-d'œuvre pour son papa.
- Juanito, lui dit son père, va te laver les mains. Regarde tu as les doigts pleins d'encre. Maman va bientôt rentrer. Apùrate.(3)
Pendant ce temps, accoudé à son comptoir, Juancho réfléchissait. Il aimait inventer des charades pour son fils. C'était leur jeu préféré.
- Papa, lui dit Juanito, je rentre à la maison. D'accord ?
- Oui mon fils, vas-y, répondit Juancho.
Le gamin sortit et s'éloigna en courant vers la maison située juste en face du Café.
La chaleur moite à l'extérieur se faisait de plus en plus pesante.
Juancho sentit cette moiteur à l'ouverture de la porte.
Il a encore oublié de fermer la porte, pensa-t-il. Il s'apprêtait à aller la refermer, quand il se rendit compte de sa présence...
ELLE était là, juste à l'encadrement de la porte...
Il l'observa, un noeud à la gorge et le cœur palpitant. Elle était grande, superbement élancée. Dieu miséricordieux, qu'elle est belle !, pensa Juancho. Elle n'a pas changé. Après tant d'années, elle est toujours aussi splendide. Son regard améthyste est toujours aussi pétillant. Sa peau halée a l'air si douce. Son sourire si parfait.
Elle était là devant lui, Celle qui avait changé sa vie.
- Qué tal Juanchito ? (4) lui dit-elle d'un parfait espagnol.
- Je n'en reviens pas ! ! Quelle bonne surprise ! Soie la bienvenue. Je suis très heureux de te revoir après tant d'années. Tu as finalement eu la nostalgie du pays ?
- En quelque sorte... Dis, tu m'offres à boire ? Il fait une chaleur oppressante dehors.
- Mais bien sûr. Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?
- D'abord un grand verre d'eau, et je prendrai bien un expresso. Elle tient encore la route la machine ?
Juancho se souvenait encore du jour où elle lui avait offert une machine à café professionnelle. Une vraie merveille selon lui. C'était un « petit » cadeau pour son établissement. Une façon de l'encourager dans son entreprise. Il pouvait ainsi servir à ses clients du café expresso. Du vrai café comme elle disait. C'est également elle qui lui avait offert l'installation de la climatisation. Lui, n'aurait jamais eu les moyens de le faire. Ce coup de pouce lui avait permis de faire prospérer sa petite affaire. Il lui en était profondément reconnaissant. Très reconnaissant. Elle lui avait redonné espoir. Il s'était ainsi recentré vers ce qui comptait réellement pour lui : sa famille.
- Oui, bien sûr ! Et elle fait le meilleur café de la région ! Allez, tiens, je vais moi aussi boire un petit noir avec toi. Tu viens d'où comme ça ?
- Je reviens des Etats-Unis. Après un passage à l'ONU et à la NSA, j'ai vraiment besoin de me ressourcer. Je rentre chez moi.
Définitivement.
- T'as l'air fatiguée...
- Oui, ça va faire pratiquement trois jours que je n'ai pas dormi.
Mais ne parlons plus de moi. Et toi, comment vas-tu ? Et ta petite famille ? Ton fils doit être bien grand maintenant...
- Oh, oui ! Il est en pleine forme. Du haut de ses huit ans, il nous épate tous les jours. J'ai beaucoup de chance. Quant à ma femme, elle va très bien aussi. Elle continue à prendre soin de ses parents.
Grâce à Dieu, nous allons tous bien. On n'est pas riche, mais on vit bien et tranquillement. On est heureux ici.
- C'est le principal. Je suis contente pour toi. La famille, c'est le bien le plus précieux que nous puissions avoir.
- Parfaitement d'accord avec toi. Au fait, comment vont tes frères et soeurs ? Et tes parents ?
- Mes parents sont rentrés au pays depuis un moment. Ils ont retrouvé leur havre de paix. Quant à mes soeurs, je pense qu'elle finiront par faire comme moi. Retourner chez nous. Selina a travaillé un temps pour les services secrets américains. Mais elle voit tant de magouilles que je sens bien qu'elle en a marre. Sybille suit l'entraînement de la NASA. C'est très dur pour elle. Je pense qu'elle va le finir, faire une sortie dans l'espace... et laisser tomber. Je le sens bien comme ça. Soline, elle, a fait des recherches pour l'Institut Pasteur à Paris. Je pense que ça va aboutir enfin à la production d'un médicament pour une maladie orpheline. La routine quoi !...
Mes frangins ont tous quitté leurs différents corps d'armée et administrations, et ils sont rentrés au bercail. Ils ont pratiquement tous fondé une famille.
- Tous ? Les huit ?
- Oui... mes huit frères. Tu te souviens d'eux ?
- Difficile de les oublier. J'ai déjà eu un choc quand je vous ai vu tes soeurs et toi, mais alors quand j'ai vu tes quatre frères aînés... ça m'a fait tout drôle. J'avais des quadruplés « filles » à ma gauche et des « quadruplés » garçons à ma droite. Le pompon, ça a été quand j'ai vu débarquer tes autres frères plus jeunes, encore des quadruplés ! Elle devait avoir une sacré santé ta maman ! !
- Tu sais, dans notre tribu, on se soutient énormément. Je n'ai jamais vu mes parents se plaindre. Ils nous ont élevés comme si tout cela était normal. Oui, comme s'il était normal d'avoir tant de quadruplés. Je me souviens que, petite, je croyais qu'il y avait une famille comme la nôtre dans chaque village. C'est dire si cette situation nous paraissait naturelle ! !
Et puis, question quadruplé, on était habitué ! Ma mère elle même fait partie d'un quatuor de filles, ainsi que ma grand-mère et mon arrière-grand-mère. Des quadruplés de mère en fille depuis dix générations. C'est génétique, qu'est-ce que tu veux ! On n'y peut rien. Il faut bien l'accepter.
- La génétique vous a quand même fait de bien beaux cadeaux.
- Oui, c'est vrai, mais c'est quelque fois difficile à porter. Le monde n'est pas prêt à nous accepter. Nos capacités intellectuelles font peur, notre gémellité impressionne. Notre endurance physique interpelle. On passe pour des bêtes curieuses au yeux de la société humaine actuelle. Après quelques années d'immersion dans la pseudo- modernité, nous éprouvons tous et toutes le besoin de revenir à nos racines, nos sources. Que d'efforts et de sacrifices pour faire un peu avancer la société, changer un petit peu les mentalités ! Les hommes au pouvoir n'ont pas l'humilité nécessaire pour accepter les solutions que nous pourrions apporter. Que de vanité et d'orgueil !... ça m'écoeure.
- Vous avez agi selon votre conscience. Vous avez essayé.
- Oui... on a essayé surtout de réveiller leurs consciences. Il fallait qu'on leur montre et qu'on leur rappelle que l'Amazonie reste encore, et doit le rester, les poumons de la planète. Nous voulions d'abord protéger notre habitat, notre civilisation. Il a fallu pour cela que nous sortions de l'anonymat, du secret. On leur a prouvé que malgré notre isolement, notre civilisation était technologiquement et scientifiquement très avancée. Ma mère pensait sincèrement que le fait de dévoiler aux grands de ce monde notre existence, pouvait peut-être les réveiller de leur torpeur. Tu parles... Les américains continuent a être les plus gros pollueurs de la planète. La protection de l'environnement est vraiment le cadet de leurs soucis.
Ils n'ont pas compris combien la forêt d'Amazonie est importante pour la terre. Les plus grands groupes pharmaceutiques ne font rien pour la protéger, alors qu'elle pourrait apporter la guérison à grands nombres de malades. Plus qu'ils ne le croient. Ils sont tous tellement méfiants. Il n'y a que l'appât de l'argent qui les fait un peu bouger. Tu verrais à l'ONU comment ils se tirent tous dans les pattes. C'est affligeant.
- Mais vous n'avez pas totalement échoué. J'ai entendu dire que les grandes entreprises qui contribuaient à la déforestation ont un peu stoppé le massacre.
- C'est vrai Juancho. Mais pour combien de temps ? Que ferons-t-ils lorsqu'ils nous auront oublié ? Nous allons tous disparaître de leurs vies, aussi discrètement qu'une panthère. Ils nous chercheront, mais ne nous trouverons plus. C'est fini. On ne va plus se mêler de leurs affaires.
- Et s'ils recommencent à déforester à outrance... Ils finiront par vous trouver ? Et les satellites, ils peuvent vous repérer.
- Même avec beaucoup de temps et de recherches, ils ne nous trouveront pas.
Rappelle-toi, se cacher c'est notre spécialité. Notre tribu est restée dans l'ombre depuis des centaines d'années. Même leurs satellites les plus puissants ne peuvent pas nous trouver.
T'inquiète pas notre base est bien protégée. La toute puissante NSA n'a toujours pas réussi à nous détecter jusqu'à aujourd'hui... et crois-moi elle ne le pourra jamais ! Nous avons perdu nos illusions.
On dit en France : « Pour vivre heureux, vivons cachés ». Eh bien c'est ce que nous allons tous faire.
- Je ne comprends pas qu'ils ne vous aient pas pris au sérieux. Vous avez tous et toutes obtenus des postes importants tout de même...
- Oui, mais je pense que c'est plus notre fort QI qui les intéressaient. De nos jours, si tu es doué pour quelque chose, on essaiera d'abord d'exploiter financièrement cet atout. Pas de place pour la générosité, ou l'entraide sans intérêt. Notre démarche, notre motivation, notre but n'intéresse personne. Je crois bien qu'on nous a pris pour des bêtes de cirque. Tous les membres de notre famille ont eu un lien plus ou moins direct avec les grands de ce monde. Mais ça n'a mis la puce à l'oreille de personne. Tu crois toi qu'il se sont demandé... mais comment est-ce possible que tous les membres d'une même famille aient un QI de 175 en moyenne ? D'où viennent-ils ? D'où vient leur forme physique hors du commun ? D'où vient leur intelligence, leur connaissance ? Ils viennent d'une tribu ? Amazone ? Pas possible...
- Tout ça leur paraît improbable. Tu sais, dans l'esprit de beaucoup de gens, les tribus amazones sont très primitives. Et les femmes guerrières amazones sont une légende pour bon nombre de personnes.
Dans une société où les hommes en majorité ont le pouvoir, ce doit être difficile d'admettre qu'une tribu matriarcale peut les aider !
- Oui, et c'est là où le bas blesse. Nous ne sommes pas qu'une légende. Je suis fière d'être une Amazone. Une société matriarcale où règne la paix et l'harmonie. Ce sont des mots inconnus actuellement.
La légende dit que les amazones sont des guerrières. C'est faux. Mais ce qui est sûr c'est que nous savons nous défendre. Et si un jour nous devons protéger notre territoire, notre civilisation, nous le ferons coûte que coûte. Ils vont être méchamment surpris...
Tout cela me révolte... Enfin, qu'est-ce que tu veux ? C'est la vie ! En tout cas, c'est super d'avoir un ami comme toi, a qui je peux parler librement. Merci beaucoup Juancho.
- C'est la moindre des choses que je puisse faire. Je t'ai fait jadis une promesse. Tu peux compter sur moi et sur mon silence. En plus, mon fils et moi te devons la vie, Sid. Mon fils, parce-que tu as accepté de pratiquer une opération que personne ne voulait risquer, et moi parce-que je n'aurais pas survécu à la déchéance et à la mort e mon petit garçon. Alors vraiment, tu peux être sûre que je t'en serais reconnaissant à vie.
- Je t'en prie Juancho. Tu m'as permis de me sentir utile. Je n'ai pourtant rien fait d'extraordinaire... Autant mettre à profit mes dons pour les autres. Toi au moins tu l'apprécies. Je me dis souvent que mes ancêtres, quels qu'ils soient, et d'où qu'ils viennent, se sentiraient fiers s'ils pouvaient voir comment nous avons développé nos connaissances et nos capacités.
- Ils vous ont laissé un vrai trésor... vos gènes. Je souhaite de tout mon cœur que le monde un jour soit prêt à vous accepter et à vous découvrir.
- Ojalà, Juancho, ojalà... (5)
- Oui, il ne faut pas perdre espoir. C'est ce que je dis souvent aux gens d'ici.
- Tu as raison mon ami. Continue. En attendant ce moment, je suis passée te dire adieu.
Elle se leva. Juancho en fît autant. Silencieusement, elle se dirigea vers la porte. Puis, se tournant vers son ami, elle lui dit :
- Je retourne chez moi, dans ma jungle, ma terre natale. Je ne pense pas te revoir avant bien longtemps. Prends bien soin de toi et de ta petite famille. Adieu Juancho.
- Adieu, Sid. C'est un honneur pour moi d'avoir fait ta connaissance.
Réellement. Et si un jour tu réapparais, ton ami Juancho sera là, pour quoi que ce soit.
Il l'a pris dans ses bras et la serra fort. S'écartant il lui dit :
- Au fait, Sid, tu dois savoir ce que veux dire le mot Adieu, non ?
- Oui.
- Eh bien c'est ce que je te souhaite. Je te laisse dans les mains de Dieu.
- Merci Juancho. Allez je me sauve. Je n'aime pas les adieux.
Embrasse ta femme et ton fils pour moi. Soyez heureux. Chao...
- Chao Sid...
***
Elle s'en alla, sans se retourner. C'est la dernière fois que je l'ai vue. Elle m'avait fait l'honneur d'être son ami. Jamais je ne l'oublierai. Une femme superbe, intelligente et surtout, surtout généreuse. L'empathie signifiait réellement quelque chose pour elle.
Une qualité rare, très rare de nos jours. Aujourd'hui, j'ai 98 ans mon fils. Je vais mourir. La seule chose précieuse que je peux te transmettre ce sont mes souvenirs et tout mon amour. Ne l'oublie pas mon fils. Ta plus grande richesse c'est ta famille, et aussi tes amis. Tes vrais amis. Si jamais Sid réapparais, ou bien peut-être sa fille... tu sauras. Tu sauras qu'elle est ton amie. Une véritable amie. Rappelle-toi : « Il existe des compagnons tout disposés à se briser l'un l'autre, mais il existe tel ami plus attaché qu'un frère »... (6)
(1) Mieux vaut le mauvais connu, que le bon à connaître.
(2) Style de musique colombienne.
(3) Dépêche-toi.
(4) Comment vas-tu Juanchito ?
(5) Pourvu que... (terme espagnol qui vient de l'arabe « Si Allah veut »)
(6) Ancien Testament, Proverbes 18 : 24