Depuis plusieurs mois maintenant, j'évoluais dans un monde clos, liquide où les bruits de l'extérieur me parvenaient étouffés, en sourdine, j'étais bien au chaud. Mais un jour comme il se doit, la porte s'est entrouverte, tout a bougé et s'est précipité. Les bruits du dehors se sont faits plus forts et plus oppressants. J'entendais sa voix à elle, mêlée à un bruit de moteur. Je me suis sentie irrésistiblement attirée vers la sortie et au moment où j'ai traversé cette masse brûlante, j'ai entendu son cri.
Mais là, soudain, j'ai eu très froid. Vraiment froid. Et le mince tablier de l'infirmière n'y a rien changé. Du taxi à la clinique mon corps a traversé en grelottant ce qui m'a semblé une éternité de glace ! Quand on m'a rendue à ses bras, j'avais déjà goûté aux délices de la médecine : morsures revigorantes d'un bain à la moutarde, cette méthode "douce" et naturelle qu'on employait à l'époque pour réchauffer les bébés victimes d'hypothermie !...
Par la suite j'ai continué de manifester haut et fort mon mal être. Si elle m'arrachait trop tôt à la douceur de son sein ou cessait de pousser le landau qui me berçait ; le jour affreux où elle eut la malencontreuse idée de me confier à une étrangère et celui où ma nourrice m'a injustement battue et humiliée.
Je savais aussi crier de joie quand elle rentrait tard du travail ! J'avais si peur de la perdre... Dès l'âge tendre, j'eus à me confronter à une épreuve terrible : la porte fermée du cœur de ma sœur aînée. Inconsolable de l'abandon de son père, elle se réfugia dans une tour d'ivoire peuplée de croyances et de certitudes, se coupant volontairement de toute spontanéité et de tout amour.
Dans la solitude qui était la mienne, j'entendais heureusement ma mère penser fortement, quoique silencieusement, cette phrase merveilleuse à laquelle je m'accrochais comme un oiseau sur sa branche :
"Elle sera peut-être musicienne, comme son père ?....".
"MON" père. Ce père dont j'ignorais jusqu'à l'existence...
Il aura fallu attendre dix ans tout de même, pour que mes doigts pétrissent enfin le clavier d'un piano, héritage de celui qui en plus de me donner la vie m'ouvrit peu à peu les Portes de ce qui allait devenir "ma" Vie, la Musique ! Grâce à laquelle je connus enfin le bonheur, un métier que j'aimais passionnément, ainsi qu'un minimum de cette reconnaissance qui m'avait tant fait défaut dans le cercle restreint de mon milieu familial.
Tout cela doit avoir un sens, j'en conviens, même s'il m'arrive parfois de douter. Je fais partie je crois, de ceux qui le cherchent, ce sens, comme je peux, à travers la musique, les livres. Mais je l'avoue, je perds souvent espoir. Dans ces moments là, je ne désire qu'une chose : me réfugier derrière cette autre porte, mystérieuse, secrète et lumineuse que j'appelle, pour la différencier de la porte du rêve ordinaire : " la Porte des Songes"!
Ces songes merveilleux où parfois, comme un cadeau inestimable, je reçois la visite de mes morts. Chers disparus que je vois se promener doucement dans le jardin, semblant me dire :
"Tu vois, nous sommes avec toi, bien vivants, tout va bien !"
Rêves étranges, à la limite de l'expérience psychique surnaturelle, où je m'adonne à un véritable exercice d'équilibriste. Il s'agit de maintenir mes yeux dans cet état de doux flottement, à cette fragile frontière du regard où je sais bien que je rêve et où pourtant la "vision" se prolonge, longtemps, le plus longtemps possible…
Bien sûr, les autres yeux — ceux de la "réalité" — finissent toujours par se rouvrir. La Porte magique des Songes se referme et les êtres aimés qui étaient redevenus chauds et vivants, réconciliés, tendres, plus aimants et réels que du temps de leur passage sur terre, s'évanouissent à nouveau. Quand je me réveille, leur présence me poursuit et me réconforte quelques heures, quelques jours, puis je me cogne à nouveau, impuissante, aux portes fermées de la vie.
Le seuil habituel et infranchissable de l'indifférence et de la froideur, le manque inaltérable d'amour — illusions que ma sœur, dans sa douleur, a semées à tout jamais dans mon âme — me glacent à nouveau comme la rudesse de ce matin d'hiver de ma naissance.
Que faire d'autre, pour conjurer ce sort pénible qui me poursuit toujours, sinon continuer de chanter ? Chanter l'amour et la joie que le destin, quand même magnanime, a plantés dans mon cœur de musicienne. Chanter les mots, les notes, les décliner dans tous les tons, sur tous les modes, en s'amusant comme un danseur, les faire glisser, rebondir, les caresser ou comme un peintre, les colorer, les faire briller, comme une étoile !
La porte du silence, le vrai Silence, celui où nous conduit immanquablement la Musique, me laisse alors entrevoir ces joies incomparables qui m'ont permis de me construire malgré les difficultés. En attendant que l'autre porte — la dernière — s'ouvre à son tour…