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Suzanne était fatiguée.  Accoudée à une table du café du Rat-mort, le regard perdu dans le vide, elle repensait à sa vie. Elle était montée à Paris quelques années plus tôt, et s’était installée à Montmartre où elle espérait trouver du travail dans un cabaret. Engagée comme danseuse de Cancan au Moulin Rouge, elle avait connu un succès éphémère. Une mauvaise chute lui avait brisé la cheville et avait mis fin à toutes ses espérances.

A partir de ce jour, commença sa lente déchéance. Obligée de trouver quelque argent pour payer le loyer que lui réclamait sa logeuse, elle devint l'une des protégées de Madame Nicole, tenancière d'une des nombreuses maisons closes du quartier. Elle n’était pas vraiment belle. Pourtant, son genre de beauté attirait les hommes. Elle eut un premier client, puis un autre, et un autre… Si elle faisait bonne figure pour attirer le chaland, elle n'en avait pas moins honte d'être devenue une fille de mauvaise vie. Qu'aurait dit sa mère, blanchisseuse de métier, qui avait trimé toute sa vie pour gagner sa croûte et celle de ces deux enfants, au point d'y laisser sa santé ?

Depuis quelques mois, Suzanne avait pris l'habitude de passer ses soirées de relâche dans des bars mal famés.  Elle ne supportait plus de rester seule, en face à face avec elle-même, dans son petit deux pièces. Elle avait commencé à boire d'abord un peu. Puis de plus en plus. Jusqu'à oublier... Jusqu'à rêver...

Devant sa bouteille à moitié vide, Suzanne revoyait Nini Patte-en-l'air, Trompe- la- Mort et La Goulue. Elle s’imaginait dansant à leur côté sous les yeux libidineux des spectateurs. Peut-être aurait-elle servie de modèle à Toulouse Lautrec ? Tout le monde connaissait son attirance pour les danseuses de cabaret. Lui n’était pas comme les autres. Il aimait vraiment les artistes et les peignait toujours avec une telle justesse !

D'ici quelques heures, elle tomberait ivre morte. Le patron du Rat-mort, qui était un brave homme, la traînerait dans l'arrière boutique où il avait installé une paillasse. Il la réveillerait au petit matin. Après un café noir, elle regagnerait sa piaule où elle resterait cloîtrée jusqu'à ce que la migraine s'estompe. Puis elle retournerait au turbin. Encore. Et encore...

 

 

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