Je sais que mon identité demeura longtemps un mystère, que de nombreux rebondissements, plus surprenants les uns que les autres, surviendront au cours des siècles et que je ferai parler de moi. Léonard voulait qu’il en soit ainsi, que notre petit secret ne soit jamais dévoilé. Parce que Léonard, n’avait pas que des doigts de fée. Il était doté d’une intelligence absolue et avait en lui le sens des relations commerciales. Le mystère fait vendre, disait-il toujours en s’approchant de moi doucement et amoureusement...
J’étais modèle, à l’époque, pour de grands peintres. Quand je me retrouvais pour la première fois en face de Léonard, un éclair d’étoiles était passé de ses yeux à mes yeux avec une force indéfinissable. Un éclair magique, obscur et pénétrant. Je me suis senti enfin devenir femme. Quelqu’un venait définitivement de mettre à nu la féminité qui se cachait depuis si longtemps dans mon corps d’homme.
Avec patience et virtuosité, pendant trois années durant, je me laissais caresser des yeux par mon maître. C’était d’un délice absolu ! Erotique même. Des frissons parcouraient alors tout mon corps et mon âme dans son absolue profondeur et je me laissais envahir par les émanations d’huile additionnées d’essence diluée. Là, je me métamorphosais. Plus il mettait en valeur les effets d’ombre et de lumière sur mon visage, plus je m’envolais vers son tableau, plus je prenais l’apparence d’une femme... mes yeux limpides revêtaient alors un éclat de vie. Je renaissais dans ses pinceaux, ma chair devenait raffinée, plus sensuelle. Mes yeux, cernés de nuances rougeâtres et plombées, étaient bordés de cils apposés délicatement. Je devenais femme. Il avait peint mon âme. Et je lui avais ouvert les yeux.
C’est pour cela que ce tableau n’a jamais quitté Léonard jusqu’à sa mort, trop de souvenirs heureux, pour nous deux, y étaient à jamais gravés.
J’avais posé déjà pour d’autres peintres, mais ce pouvoir de métamorphose, je ne l’ai senti qu’avec lui. Peut-être est-ce parce qu’il s’initia, adolescent à de nombreuses sciences d’observation et d’étude de la nature...
Ou est-ce encore sa volonté acharnée de vouloir égaler la création divine dans ses propres créations ? Je ne saurais le dire. Ce pouvoir n’existait qu’entre nous. Ce que je sais c’est que qu’un jour il me transporta mystérieusement dans un fond brumeux où serpente un petit sentier avec plusieurs rochers et un pont au loin. J’étais face à lui, assise sur une chaise et pourtant, sur ce balcon, mon âme était déjà à l’intérieur, au milieu des huiles et des pigments. J’étais tantôt lumière, tantôt ombre, tantôt matière, tantôt esprit.
Il fit de l’adolescent que j’étais une femme. Il m’avait donné un visage étrange et souriant, un sourire suspendu... qui restera mystérieux dans vos yeux à jamais.
Je regrette de trahir notre secret, mais je ne suis pas Monna Lisa ni Gioconda ou Lisa Gherardini... et ne serais jamais qu’un simple jeune homme, tout ce qu’il y a de plus banal, tombé sous le charme et la magie de son maître. Aujourd’hui, en ce 7 mai 1550, alors que je m’apprête à quitter ce monde, je ne peux emporter ce lourd secret dans ma tombe.. Pardonne-moi Léonard.