Elle referma le couvercle du piano, insatisfaite. Elle connaissait bien ce scénario. S’acharner une journée entière sur une partition, sans résultat. Un seul espoir la faisait tenir, l’idée que bientôt - demain, peut-être - ces heures de travail porteraient soudainement leurs fruits, comme par enchantement… Elle se leva, inquiète cependant pour l’avenir de ce morceau qui lui donnait décidément bien du mal…
Puis, ce fut le trou noir ! Elle se prit les pieds dans le fil électrique de la lampe restée éteinte, et sa tête vint heurter le bois de son instrument.
Elle fut aussitôt assaillie de lueurs changeantes, passant de l'ombre la plus noire à la lumière la plus aigue. Un flot mouvant d’images floues et désordonnées, se fixant peu à peu sur ce qui ressemblait à une forêt...
Les couleurs en étaient particulièrement vives, d’une intensité inhabituelle. L’atmosphère qui se dégageait de ce lieu lui semblait familière, bien qu’elle n’en eût jamais connu de si belle. Une nature vierge, encore sauvage.
Elle se trouvait dans une petite clairière, recouverte d’un tapis de feuilles multicolores, allant du vert au brun, en passant par toutes les teintes de l’or déclinées vers le rouge… Elle s’approcha d’un arbre vénérable et s’y adossa. Renversant la tête, elle vit clignoter les dernières feuilles vertes de l’automne, si haut qu’elles semblaient toucher le ciel.
Machinalement, elle regarda ses mains, ses pieds… son corps décharné était celui d’un vieillard ! Un ermite, couvert de haillons. Soudain, ses bras se levèrent à hauteur de son visage dans un tremblement compulsif. Une terreur s’était condensée dans les articulations de ses doigts, rongés par le remords : « Qu’ai-je fait ! Mon dieu, qu’ai-je
fait...! ». C’est alors qu’elle vit, à quelques mètres de là, le corps sans vie d’une frêle jeune fille, gisant sur la mousse… A l’instant même, la vision s’évanouit comme troublée par l'ondulation d'une vague, et la perception de son propre corps s’estompa elle aussi.
Elle se trouvait à présent en bout d'un village, d'apparence pauvre.
Vêtue d’une longue chemise blanche, elle regardait ses pieds nus marcher lentement vers ce qui allait être sa dernière demeure... une minuscule maison de pierres, carrée, sans fenêtre. Elle entra : une table, une seule chaise, une paillasse.
Un coup à la porte la sortit peu après de sa prière. Cela n’étonna pas la jeune recluse, sachant qu’on allait, conformément à ses voeux, clouer définitivement l’ouverture derrière elle pour ne laisser que la trappe nécessaire à sa subsistance… Déjà ! Pensa-t-elle...Mais le bruit ayant cessé aussitôt, elle se leva pour ouvrir. Personne.
Baissant les yeux, elle découvrit une grande boîte, déposée sur le seuil. Elle défit le paquet, en sortit une robe de laine grise, au tissage grossier. Vêtement de Noces qui glissa, rugueux, sur sa peau nue, l’enveloppant à jamais dans les bras de Dieu…
Une odeur de bois brûlé, un crépitement de branchages l’arrachent brutalement à cette deuxième vision. Un coeur de petite fille bat la chamade, en proie à une frayeur incontrôlable. La fumée est trop importante... elle étouffe ! Le crescendo menaçant d’un immense brasier rugit à ses oreilles, s'élance... Maisons, toits de chaume, tout, dans la nuit épaisse, flambe ! Des cris, de touts côtés. La petite communauté où elle a grandit est pillée, décimée.
Des mains vigoureuses la tirent par les cheveux de l’abri où elle s’est réfugiée. Cinq hommes, fous de haine...
Après leur terrible méfait, un rictus méprisant :
- Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait de ça !
"Ça"... son corps de toute jeune fille, supplicié.
Et c’est l’éclair blanc d’un grand sabre.
Elle ouvre les yeux. Le visage de son mari lui sourit. Elle inspecte ce qui l’entoure ; c'est une chambre d’hôpital. Aussitôt lui reviennent à l'esprit sa chute près du piano, les flashes... Pâles souvenirs, déjà. Fugitives et irréelles " poussières de mémoire"…
Instinctivement, elle regarde ses doigts, ses mains... La droite repose calmement sur le drap. Son époux s’est emparé de l’autre :
- Tout va pour le mieux ! Plus de peur que de mal, tu sors demain !
Le lendemain, ils se proposèrent de faire une balade pour tâcher d'oublier ce fâcheux accident.
Comme ils débouchaient sur un endroit dégagé, au cœur du petit bois familier, elle s’écria :
- Cette clairière…!
Amusé, son mari l’interrompit :
- Ça y est ! Elle va encore nous dire qu’elle a vécu là, au pied de ce grand chêne, qu’elle était ermite, etc…
... un sentiment de "déjà vu ", peut-être ? Ajouta-t-il pour la taquiner…
Elle ne put s’empêcher de sourire malgré l’émotion qui l’étreignait.
Elle vit les feuilles les plus hautes, frémissantes, tandis que ses doigts de pianiste, souples et agiles, donnaient des signes d'impatience. Elle se sentit apaisée, certaine que dès leur retour à la maison l’inspiration allait revenir, et que son morceau verrait enfin le jour.