Ah, Onurb, mon double...
Il y aurait beaucoup à en dire. Mais, pour que ce soit crédible, il va me falloir le mettre en situation, vous raconter comment il a vécu... Ou plutôt comment il n'a pas vécu... Ou comment il aurait pu vivre...Enfin, ch'sais plus...
C'est parti...
Alors, remontons le temps jusqu'au lycée.
Excellents résultats scolaires pour ce bougre de reflet inversé. Et une maturité hors du commun... Onurb est issu d'une famille aisée. Son père est directeur d'un grand hôpital, et sa mère est styliste de mode pour un grand couturier polonais. Aîné d'une fratrie de quatre enfants d'intelligence tout à fait normale, il brille vite à l'école par la qualité de son travail. Puis, c'est son investissement au projet pédagogique de l'école qui stupéfie le corps professoral. En effet, très tôt dans l'année et malgré son jeune âge, il s'invite au conseil des profs et y amène son expérience et son vécu d'élève.
Ses critiques sont fines et toujours extrêmement constructives. Son analyse systèmique des relations entre les différents protagonistes de l'école fera d'ailleurs plus tard l'objet d'une thèse de doctorat au Massachusetts Institute of Technology (vous savez, le fameux M I T) et à l'Ecole polytechnique. Les résultats sont immédiats ! Les enseignants changent la forme de leurs cours tout en conservant le fond. Un engouement général se développe pour cette nouvelle forme d'enseignement. Le pourcentage de réussite au BAC est exceptionnel ! Du jamais vu ! Un courant porteur semble devoir aspirer Onurb aux plus hautes responsabilités dans l'Education nationale. Ses travaux en mathématiques ouvrent même des voies pour la compréhension et la résolution du fameux théorême de Fermat... Une future médaille Fields ? Tttt ! Non, non, non.
Car, Onurb, l'enseignement, les mathématiques, ça ne l'intéresse pas !
Lui, tout ce qu'il souhaite, c'est être pilote de chasse. Il rêve de pouvoir être aux commandes d'une de ces machines qui aspire de l'air et crache du feu. Il les a tous vus, les films où le héros, vêtu d'une combinaison de vol presque entièrement recouverte de patchs, fait des millions d'acrobaties autour des nuages, bat le record de vitesse, celui d'altitude puis se pose et va boire une bière au bar de l'escadron.
- Pilote de chasse ? Mais, c'est quoi cette nouvelle lubie ?
Son père n'en revient pas. Il semble figé par cette nouvelle qu'il juge catastrophique, hallucinatoire, quatrième-dimensionnesque.
- Je me suis sacrifié sang et eau (c'est une expression, pense-t-il à ce moment-là, car avec les revenus de la famille, il n'y a pas trop eu ni sueur, ni sang depuis un bon bout de temps...) pour te donner, pour VOUS donner une situation respectable et toi, ingrat parmi les ingrats, tu veux être pilote de chasse !
- Mais, P'pa, tu ne sais pas ce que c'est de pouvoir tutoyer la tropopause tous les jours, de pouvoir tirer tellement de g que tu ne peux plus lever tes bras...
- Il suffit, jeune homme. Parce que tu sais, toi ?
- OUI ! Je sais. Je suis allé me renseigner, dimanche dernier à la Journée Portes ouvertes de la base.
Onurb n'a pas envie de se laisser faire. Il n'a pas envie de se laisser faire sa vie. SA vie ! Il va se battre pour elle. Il ne faut pas qu'il s'énerve. Surtout pas. Sinon son père va se bloquer. Et, une fois bloqué, il ne le débloquera pas comme ça, le vieux.
- Mais, P'pa...
Il va lui titiller les cordes sensibles de sa paternité. Il ne pourra pas résister.
- Mais, P'pa, tu sais que je t'ai toujours écouté. C'est d'ailleurs de toi que je tiens cette hauteur de vue sur les choses de la vie. C'est un peu toi qui m'a fait réfléchir au bonheur. Qu'est-ce qui doit être notre but dans la vie ? Pourquoi doit-on la vivre, cette vie qui n'est pas toujours si belle, si facile, si gaie ? C'est quoi notre moteur ? C'est quoi qui doit être notre moteur ?
Onurb reprend doucement son souffle. Il a tout débité d'une seule tirade. Mais, il sent que son père est sous l'emprise, un peu prisonnier dans les filets de sa tirade. Il faut en finir ce soir.
- Toi, P'pa, ton moteur, ça a été de sauver des gens, de te battre contre la maladie. Au début. Puis, il y a eu M'man. Et nous, ensuite. Et, ton moteur, ça a été de nous rendre heureux et de nous préparer à la Vie. Ben, tu as réussi, P'pa : je suis prêt. Je veux être pilote de chasse.
Le père hochait la tête pensivement. Comme si son plan venait de s'écrouler.
- Mais, Onurb, les maths ? L'enseignement ? La noblesse de la transmission du savoir ?
- Personne n'est indispensable, P'pa. Je crois qu'un anglais travaille sur le théorême de Fermat. Et puis, des profs, on en trouvera toujours. Moi, mon rêve, c'est de piloter un Mirage 2000. C'est pas la médaille Fields, moi, mon truc. Ce serait plutôt le macaron de pilote. Tu ne peux pas me lâcher maintenant, P'pa. Tu m'as appris à marcher, à faire du vélo, à jouer aux échecs. Maintenant, c'est le moment où tu dois m'apprendre à être Moi. Pas quelqu'un dont on aurait déjà écrit le destin. Sans me consulter. Non. Moi, Onurb.
- Et ta mère, elle en dit quoi ?
- Elle n'est pas au courant. Si tu veux bien, je te laisse le soin de
lui en parler.
- OK, gamin, sois Toi !
Le père d'Onurb lui fit un clin d'oeil en souriant puis lui dit :
- Ah, au fait, j'oubliais, bon vol !