Lundi, 13 heures
Je suis prête. J'ai bien lu la brochure explicative. Je vérifie mon sac une
dernière fois.
Il m'accompagne, je suis incapable de conduire. J'ai les cheveux rasés, il fait
froid, si froid. Mon équipement me pèse et la ceinture de sécurité me blesse ;
je la tiens distendue.
Nous voici arrivés. Un signe de la main. Je suis seule. Je pousse la lourde
porte vitrée, traverse un long couloir et arrive à ce que l'on m'a dit s'appeler
l'Aquarium. J'ai peur.
Une odeur douceâtre et écoeurante m'enveloppe. Une jeune femme amène m'accueille
et me désigne la rangée de sièges : « Choisissez votre place, vous avez de la
chance, il n'y a pas trop de monde ». J'ai de la chance, oui. Je me cale près de
la fenêtre, j'ai besoin de voir le bosquet de chênes-lièges enchâssé dans
l'ouverture. J'ai peur.
Des chuintements réguliers de pompes rythment le silence. Nous sommes une
dizaine. La plupart ont les yeux fermés ou le regard vide. « Installez-vous
confortablement, je vais vous brancher ». J'ai peur.
Elle pique la grosse aiguille à travers la peau distendue sur le « portacap' »
qui verruque ignominieusement au-dessus de mon sein gauche. J'ai pris soin
d'anesthésier la peau avant de partir, et je n'ai pas mal. Elle ouvre une poche,
met en place la perfusion. Ses gestes sont assurés. C'est ma première séance de
chimiothérapie. J'ai peur.
« N'ayez pas peur ; ce n'est qu'un cocktail de vitamines qui prépare votre corps
à absorber le produit de traitement. La poche est assez grosse, mais ça passe
bien. Il y en a pour une heure à peu près. Ensuite je vous mettrai la petite
poche de produit ». J'ai peur.
Je scrute le tuyau. Un liquide clair s'écoule, goutte à goutte. Je regarde,
fascinée. Soudain un long train de grosses bulles d'air s'étire tout au long du
tuyau. Me reviennent en mémoire livres et films policiers dans lesquels la bulle
d'air injectée dans les veines de la victime constitue le meurtre parfait. Je
couine un appel. L'infirmière arrive. « Tout va bien, ne vous inquiétez pas, il
en faudrait bien plus que ça ». Gentiment moqueuse et vaguement agacée, elle
élimine cet air qui m'affole et que je cherche à aspirer, souffle coupé
angoissé. J'ai peur.
Je regarde les quelques poissons obèses qui nagent paresseusement derrière les
vitres moussues et verdâtres du gros aquarium qui sépare en deux parties égales
la pièce de traitement et me dérobe les fauteuils en vis-à-vis. Je regarde ma
voisine, femme âgée sans âge, fine peau translucide où survit une veine
tremblotante sur la tempe, teint cireux, mains tavelées abandonnées sur les
accoudoirs, yeux fermés, brouillon de cadavre. J'ai peur.
Deuxième poche, LE produit. Mon cœur s'accélère. La mort entre dans mes veines.
Mes cellules vont s'affoler, se cacher, essayer de survivre. Je dois les aider.
Je vais lutter, je lutte. Je serre les dents et les épaules, longtemps. « Voilà,
c'est terminé, je vais rincer maintenant. Voilà. Je vais vous brancher le
distributeur ». « Le quoi ? » « Le distributeur. On ne vous a pas dit ? C'est ce
boîtier là, dans lequel vous avez une autre poche de produit. La pompe est calée
automatiquement sur 72 heures. Vous ne vous occupez de rien et vous revenez donc
jeudi vers 14 heures et je vous l'enlèverai, je suis de garde jeudi. Vous
préférez le porter à la taille, comme une sacoche-banane, ou autour de l'épaule
? Vous verrez, on s'habitue vite ».
Je suis sans voix, assommée. Tous ces gens qui ne disent pas, disent un peu,
beaucoup, à ma folie, toute cette indifférence polie et souriante, j'en ai déjà
tellement croisés qui m'ont prodigué discours abscons ou propos lénifiants. Mon
corps, mon corps, pourquoi m'as-tu abandonnée ?
« Je vais vous aider à l'accrocher. Vous le souhaitez sous ou sur les vêtements
? Il y en a qui veulent le cacher. Mais, vous savez, cela ne se remarque pas ».
Le cœur me manque, au bord des lèvres. Je regarde enfin la Chose. Une petite
boîte noire, deux sangles, un fermoir. Non, rien d'exceptionnel en effet. Et
cependant. Pour quel voyage vais-je embarquer avec ma boîte noire ? Mon corps,
mon corps, pourquoi m'as-tu abandonnée ?
Me voilà sanglée « à la taille s'il vous plaît, et sur les vêtements ». Hébétée,
je quitte l'Aquarium « à jeudi », traverse le long couloir, sors. La voiture est
là, avec son chauffeur anxieux. « Tout va bien ? » « Oui, dans le meilleur des
mondes ». Je m'assois, fixe la ceinture de sécurité, la tiens à nouveau, elle me
blesse. La boîte est calée contre mon ventre, Alien marsupial vivant ses
pulsations régulières. Je suis absente au monde, oreille tendue au grésillement
d'une pompe, cœur artificiel battant un hypothétique avenir, vie en boîte.
Retour à la maison, escale bienvenue, cocon pitoyable et fragile, faible rempart
contre l'Autre que je dois apprivoiser, flatter, leurrer, vaincre, la camarde,
la faucheuse, la mort. Le téléphone sonne. Le téléphone sonne. Le téléphone
sonne à nouveau ; les troupes sont mobilisées, motivées, désorganisées, perdues.
Le général rassure, remercie, en fait son affaire personnelle, yeux dans les
yeux, pas de dispersion, pas de quartier. Duel amour à mort.
Le repas impassé, estomac fermé
Nuit sur canapé, le sommeil assommé
De rêves débridés d'envols éthérés
Corps aliéné à la boîte abhorrée
Mardi matin, 7 heures
Le jour peine à se lever. « Encore un matin ». La mélodie s'impose, enjouée.
Aussitôt, la réalité : le canapé, la boîte, se lever, petit-déjeuner, se laver,
pensées empilées de l'une à l'autre entraînée.
D'abord, se lever. Pourquoi ? La fatigue aussitôt, moral en berne.
Se lever.
Petit-déjeuner. Pour quelle faim ? Lassitude et estomac noué.
Petit-déjeuner.
Se laver. Comment faire avec toute cette plomberie ? Refus et bras coupés.
Se laver.
La matinée est passée. Le temps est gris, un hiver froid, j'ai froid, si froid.
Défilent des palmiers
bruissent les flots azurés
rayonne un soleil d'été
chaleur, suée
La vie qui s'agite. Un autre repas. « Mange, il faut que tu manges ». Sans aucun
doute, peut-être, non. Je suis nourrie, goutte à goutte. Je serre les dents,
rien ne passe. Je serre les épaules, je porte mon cercueil, marathon du temps
suspendu. L'après-midi s'installe. Hier, à la même heure, j'embarquais. Déjà 24
heures, seulement. Bz, bz, bourdonnement ténu, scansion des heures, solitude.
La nuit est vite tombée
L'hiver a pris ses quartiers
Un téléphone sonne par-là, quelque part. Je suis absente. Déjà le repas, un
autre. Je serre les dents, toutes ces fragrances qui m'incommodent. « Il faut
que tu manges, ça va aller, il n'y a pas de raison ». Non, il n'y a pas de
raison. Comment dire l'impensable, l'insensé ? Alors, serrer les dents, sourire
cependant, grignoter la fine tranche de jambon, mâcher, ruminer, ruminer encore,
péniblement avaler. Boire. Boire des litres de thé pour diluer, rincer, laver,
éliminer, noyer.
« Bonne nuit, repose toi, demain sera vite là ». Demain. Demain ? J'ai besoin de
main pour m'agripper, m'accrocher, tenir, tenir bon. Cette fresque de la
chapelle sixtine, doigt tendu dans les nuées vers une main avide, à vide. Je
suis vide. Demain.
Mercredi soir
« Tu n'as pas de nausées ? Ca va venir, c'est obligatoire.
Et tu n'as pas perdu de cheveux ? Ah oui, c'est normal, un peu tôt encore, mais
ça va venir, c'est obligatoire. Je connais une boutique où les perruques sont ex
tra or di naires, tu croirais des vrais cheveux, bien montés en plus. Je t'y
emmènerai.
C'est vrai que tu as l'air fatiguée ; un coup de blush et hop, le tour est joué.
Tu sais, un cancer, de nos jours, c'est devenu banal et ça se soigne très bien.
Dans six mois, tu vas galoper comme avant.
Ce n'est pas mon cas. Je ne sais pas ce qui m'arrive, mais depuis un mois, j'ai
la jambe droite qui brûle, mon toubib ne comprend pas. C'est douloureux tu
n'imagines pas. Je suis inquiète tu sais et Bernard qui s'en moque et me soule
du matin au soir de ses bobos imaginaires, c'est insupportable. Les hommes sont
d'un égoïsme… »
bla bla bla et patati et patata. Paroles rassurantes, remerciements de tant de
sollicitude : oui la boutique aux perruques m'intéresse, tu as raison
l'apparence est la moindre des décences, les hommes ah les hommes, reviens quand
tu veux Magali, ta visite m'a fait du bien. Epuisement. Exaspération.
Indifférence. Seul m'importe ce feu intérieur qui grignote la glace alentour.
Demain, je serai débranchée.
Jeudi 13 heures
Je suis prête. J'attends. Nous partons. Je cale boîtier et ceinture. « Plus
vite, s'il te plaît ». Je suis arrivée. Je traverse le long couloir. J'arrive à
l'Aquarium. L'infirmière me sourit « vous êtes ponctuelle ». Mon Dieu, si elle
savait comme j'aime la ponctualité. Je m'assieds sur un fauteuil, le plus
proche. Je ne regarde rien ni personne. J'attends, fébrile. Voilà, c'est fait.
Je suis libérée. Ai-je salué ? je ne sais. Je vole. Nous partons. Home sweet
home. Je dors. Enfin.
Dimanche, quinze jours plus tard
Nouvel embarquement demain. Je suis allée à la plage, 5 kilomètres aller, 5
retour. Le ressac. Un pâle soleil sur le visage, le cri des mouettes, quelques
promeneurs, des chiens folâtrant, des envies de voyage là-bas, au loin, au-delà
de la ligne, pieds nus dans le sable froid, massage cosmique. Le vide.
Je viens de relire. Je n'aurais pas dû. Où puiser le courage de recommencer ?
Naufrage. Je serre les dents, j'arcboute les épaules. Se battre. Restent onze
séances, cinq mois et demi, mon anniversaire, je ferai la fête. Je serre les
dents, les épaules. Demain.