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Il était une fois, une belle journée de printemps naissant.  J’étais concentrée sur la lecture d’une page numérique de la Bibliothèque Nationale. J’avais trouvé ce que je cherchais. Simon, ma moitié,  s’était enfin décidé à ranger  le capharnaüm envahissant le cabanon du jardin. Là s’étaient empilés au gré de nos négligences respectives, de gros cartons aux contenus devenus mystérieux même pour nous, des malles dégorgeant d’objets oubliés qui, bénéficiant de notre répugnance à jeter, étaient parés de l’auréole du « au cas où », des piles de journaux, des montagnes de bouquins entre les pages desquels nous avions laissés une tranche de cœur, quelques larmes parfois, des éclats de rire aussi. Bref, le foutoir que chacun traîne derrière lui quand les années passent et que les objets s’accumulent aussi vite que les saisons, les rides et les projets remis aux lendemains.

 

Un claquement brusque, une charge électrique traverse l’espace et me frappe de plein fouet. Même pas peur, même pas mal, j’ai quitté la pièce comme un jet de vapeur qui s’échappe d’une cocotte. Aspirée par une tornade temporo-spatiale dans laquelle je flotte et traverse  l’Histoire, les mythes, les contes, et les légendes. J’ai même croisé ma mère, elle brodait un bavoir à mon nom, elle était jeune et fraiche, vivante et pleine d’espérance. Je n’existais pas encore, elle ne m’a pas vue. Il faut dire qu’il y avait du monde sur les rives du maelstrom, une foule désordonnée, un vrai bazar comme dans mon cabanon. Léonard de Vinci peignait le plafond de la chapelle Sixtine en compagnie de Jules Vernes, ils côtoyaient Gainsbourg qui fumait des Gitanes avec Grâce de Monaco. J’ai entrevu les bâtisseurs de cathédrales devisant avec Hiram, l’architecte du Temple de Salomon. J’ai salué le Petit Prince qui cherchait toujours son mouton, et dépassé Peter Pan qui suivait la fée clochette. J’ai vu une maison en pain d’épice où deux gamins enquiquinaient une vieille femme solitaire, un chat chaussé qui se prenait les pieds dans ses bottes, Ulysse en compagnie de la petite sirène, Pénélope allant chercher de la laine chez Singer, Eve cuisiner une tarte aux pommes, Adam rigoler en se tenant les côtes…

Sans autre avertissement, je suis tombée cul par-dessus tête, le derrière posé sur la terre fertile d’un champ anodin, de blé peut être. Au pied du tronc d’un haricot géant, à l’orient d’une masure de paysans. La voix d’un enfant s’est élevée, j’ai présumé qu’il s’agissait de Jack. « Salut ! Tout de même, c’est pas trop tôt ! »

Il était une fois…Jack et le haricot magique ? Je délirais. Sûrement. En sourdine, Olivia Ruiz chantait « Elle panique », mais loin d’être effrayée j’ai repris le refrain…

La voix enfantine se fit plus nette : « monte, escalade le tronc, allez, bouge-toi ! ». J’ai sursauté et cherché des yeux où le gamin pouvait bien se cacher. Rien, personne, un champ à perte de vue.

-          Jack ?

-          Evidemment, qui veux-tu que ce soit d’autre ! Allez, dépêche-toi, il faut que tu grimpes jusqu’en haut du tronc…

-          Et pourquoi je te prie ? Pourquoi est-ce que je prendrais le risque de me casser la figure en grimpant, je te signale que je n’ai plus l’âge pour ce genre d’acrobaties !

-          Je sais. Mais c’est la faute de Simon si tu es là ma vieille, alors tu te débrouilleras avec lui. Monte je te dis !

-          Qu’est ce que c’est que ces salades ? Jack, tu n’es qu’un personnage de conte pour enfants, et moi, je suis…

-          Tu es là, moi aussi. Point barre. Tu dois donc monter.

-          Ecoute, Jack, commence par être poli, et puis, sois raisonnable. Dis-moi au moins pourquoi je devrais faire cela ?

-          Parce que tu connais bien mon histoire et que j’ai oublié un coffret lors de ma dernière incursion dans le royaume de l’ogre !

-          Oui, je connais ton histoire,  justement, et je te signale que tu te plantes : à la fin, un bûcheron a coupé le tronc de ton haricot géant pour empêcher l’ogre de descendre sur tes talons et te coller la toise que tu méritais pour lui avoir volé l’oie aux œufs d’or ! Dès lors, fini l’accès aux nuages…Il va donc aussi falloir m’expliquer pourquoi j’ai devant moi le tronc de ce haricot qui est sensé avoir été coupé ?

-          T’as loupé un feuilleton ma chère ! Les conteurs sont des farceurs… Le tronc n’a jamais été coupé, et le géant s’est bien écrasé, il est mort, mais seulement parce qu’entrainé par son poids, il a dévissé le long de la tige. Le haricot est toujours là, menant au château sur les nuages.

-          Soit. Supposons, et alors ? Qu’est ce qui se trouve encore là-haut de si important ? Pourquoi n’y retournes-tu pas toi-même ? Hein ?

-          Je ne sais pas ce qui est resté là-haut. C’est bien le problème. Le conteur m’a laissé prendre l’oie aux œufs d’or, la harpe magique, des babioles. Mais il y avait autre chose. Quand il a placé le point final à ce conte, il y avait encore un coffret dans la salle d’armes, je l’ai vu. Il aurait suffi d’un ultime voyage ... J’ai essayé de négocier avec l’auteur pour qu’il me laisse monter une dernière fois. « Rien à faire, m’a—t-il dit, j’en ai marre de cette histoire. Je suis inspiré par autre chose à présent, fiche-moi la paix Jack, tu es riche, ta mère aussi, c’est terminé ». Il a tourné les talons, et je suis resté au sol pour l’éternité ! Depuis, je ne pense plus qu’à cela. Je me fiche de l’Oie, de la Harpe et des pièces d’or. Tu comprends, c’est le mystère qui m’importe, ce que je ne connais pas, ce qui est là-haut, inaccessible… Je n’en dors plus. Je ne peux plus monter ; le conteur m’a figé dans l’histoire telle qu’il l’a terminée. S’il te plait…

J’ai cédé, réprimant la conscience d’être totalement ridicule. Les aspérités de la tige s’échelonnaient à distance raisonnable et je suis arrivée sans encombre au-dessus des nuages. Dans un crépuscule rose et bleu, le château se dressait toujours au milieu des temps. Je n’ai pas eu à marcher, il suffisait de se laisser glisser sur le dos moutonneux du nuage qui menait au pont-levis baissé. Une porte gigantesque s’ouvrait sur la salle d’armes. Le coffret était bien là, qui reposait sur une table. Paré de pierres brillantes serties d’or, son couvercle était béant. Au centre de l’écrin : un sac en plastique. Curieux anachronisme, me dis-je. J’ai saisi le sachet. A l’intérieur, il y avait...

Un claquement, la zébrure fulgurante d’un éclair, des vapeurs d’ozone et je me suis retrouvée dans le tourbillon des temps, sur le chemin du retour. J’ai croisé une légion romaine qui se dirigeait vers la Gaule, un gros type qui dévorait un sanglier en rotant, j’ai survolé une place où fumaient les bûchers de l’inquisition, j’ai entrevu l’Atlantide qui s’enfonçait dans l’océan, j’ai vu les Incas, l’ombre du nez de Cléopâtre, les premières pierres de Notre-Dame-de-Paris, les catacombes, la peste s’abattant sur le pays, le chevalier d’Eon silencieux dans un cachot, le dernier templier supplicié, les Cathares massacrés, les Croisés repoussés, Gavroche sur les barricades, Gandhi dans son sari blanc, Mao le cou serré dans un col noir, la Dame aux Camélias qui n’en finissait plus de tousser, j’ai entendu l’ouverture de la Flûte enchantée, la Vème symphonie de Beethoven, la Walkyrie de Wagner, j’ai vu Victor Hugo penché sur les Mystères de Paris, Proust qui cherchait une madeleine, Roméo qui trouvait sa Juliette… Et j’ai atterri sur le coussin de mon fauteuil de bureau.

-          Hep ! Tu m’entends.

Simon se tient sur le seuil de la porte, les bras encombrés d’un carton. J’émerge. J’ai dormi ?

-          J’ai retrouvé ça, c’est dingue tout ce qu’on a pu garder !

-          Montre… C’est quoi ?

-          Souvenirs, souvenirs… Des trucs qui étaient dans la chambre du gamin quand il était petit. Je redescends, je n’ai pas terminé de ranger le cabanon…

Je jette un œil dans le carton déposé sur le coin du bureau. La première layette, une petite boite de porcelaine où dorment des dents de lait, une gourmette, des clichés d’échographie prénatale. C’était hier.

Tout au fond, roulés comme des parchemins, les premiers dessins, les premières lignes d’écriture en maternelle. Et puis, un rouleau entouré d’un ruban doré : le poster qui avait longtemps décoré la chambre d’enfant. L’histoire imprimée de Jack et du haricot magique.

Lointaine, la voix de Jack vient me sortir de mes rêveries : « Termine l’histoire, s’il te plait, j’ai besoin de savoir… »

…En frappant sur le tronc avec sa hache, le bûcheron provoqua des secousses qui firent chuter le géant lancé à la poursuite de Jack. L’ogre mourut en s’écrasant au sol. Jack et sa mère ne connurent plus jamais la misère.

A la suite du texte imprimé, j’ajoute alors :

…Pourtant, l’enfant ne vécut pas vraiment heureux. Le souvenir d’un ultime trésor oublié, le tourment de l’inaccessible mystère assombrirent ses jours et ses nuits. Les affres de l’ignorance le tenaillèrent longtemps. S’il avait eu à choisir le dernier objet qu’il allait chaparder dans le château sur les nuages, qu’aurait-il pris : l’oie qui pondait des œufs d’or, ou le sac de fraises Tagada qui l’attendait dans le coffret ? Nul ne le saura jamais. »

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