Il était une fois un gentil vendeur du nom de Gépetto qui travaillait dans un magasin suédois très connu, il vendait des chaises, des tables, des lits et des armoires. Il était arrivé en France dans les années trente, son père, immigré maçon, avait fait sa carrière dans le bâtiment, à une époque où celui-ci nourrissait encore son homme. Gépetto avait hérité de l'habileté manuelle de son père, et aurait aimé être ébéniste, mais on n'avait pas les moyens pour payer un apprentissage et une école, et Gépetto s'était retrouvé dans cette fabrique de meubles usinés, tous faits à l'identique, et bien que le travail mécanique ne l'intéresse guère, il avait dû se résoudre à postuler dans cette grande surface qui s'était installée récemment près de chez lui.
Gépetto s'étai résigné à la longue, il avait peu à peu intégré l'idée qu'il ne serai jamais un grand créateur, ni un sculpteur célèbre, comme il en avait longtemps caressé le dessein. Mais Gépetto avait aussi sa fierté et lorsque son fils Pinocchio, alors âgé de 6 ans, lui avait demandé quel était son emploi, il avait honteusement menti et, tandis que son nez s'allongeait démesurément devant les yeux ébahis de son fils, il avait répondu qu'il venait d'ouvrir un atelier d'art de sculpture sur bois dans la ville voisine et son fils s'en montra très ravi.
Seulement, il fallait prouver à tous qu'il réalisait vraiment les oeuvres magnifiques dont il parlait, des vierges à l'enfant, disait-il, des dianes chasseresses, des Artémis, des Adonis, des Apollon, des Cupidon et des Vénus, des cygnes et des chiens de chasse, des guerriers et des anges. Enfin tout ce qui fait la gloire d'un grand sculpteur. Alors, pour ne pas décevoir l'enfant, il allait, pendant ses moments de loisir, chiner à droite et à gauche des oeuvres qu'on vendait à bas prix dans les brocantes, les déballages, les vide-greniers. Il avait également un ami, Pierrot, qui avait des tas de choses dans son grenier et dont il ne demandait qu'à se débarrasser. Il trouva là quelques pièces qui pourraient faire l'affaire.
Quand Gépetto rentrait avec l'une de ses oeuvres précieuses, on s'extasiait une fois de plus à la maison sur le génie de ce grand homme et sur la délicatesse de son coup de ciseau, la finesse de ses entournures et la fidélité des traits de ses reproductions. Le nez de Gépetto s'allongeait chaque fois de la même manière et Pinocchio ne s'en inquiétait pas outre mesure, il pensait que c'était sa manière à lui de rougir, de montrer à tous qu'il savait rester modeste malgré son grand talent.
Un jour Pinocchio demanda à son père s'il ne pourrait pas lui confectionner un joli lit en bois de pin comme il en avait vu l'autre jour chez IBEA, la grande surface près de chez eux, mais en y ajoutant bien sûr un corps de dragon qui était devenu son emblême depuis qu'il lisait un certain nombre de BD et de livres plus ou moins fantastiques, domaine qu'il affectionnait particulièrement. Gépetto était bien ennuyé, il n'avait jamais sculpté la moindre chose ni en bois ni d'une autre matière, le lit, il savait bien sûr où le trouver, mais comment faire pour exaucer le voeu de son fils ?
Ce soir là, Gépetto dormit très mal, il voyait d'affreux personnages qui grimaçaient et se rapprochaient de plus en plus de son visage en lui criant des " sale menteur, tu n'es qu'un sale menteur, un tricheur, un usurpateur, un fourbe, un hypocrite..." Et son nez s'allongeait, s'allongeait, jusqu'à transpercer le plafond de la chambre. Le lustre s'écroulait dans un fracas épouvantable, le plafond descendait et s'éparpillait sur son lit en débris de plâtre, de placo, et toutes sortes d'autres matériaux.
Gépetto était en sueur des pieds à la tête et bondit de son lit en effrayant Gina, son épouse, qui ne comprenait rien à ses gesticulations. Puis Gépetto se reprit, se calma, s'assit dans la cuisine et se mit à penser. Pourquoi ne tenterait-il pas une fois l'expérience, en demandant conseil à son ami Mario, l'ébéniste du village, lui aurait peut-être une idée sur la façon de s'en sortir ?
Le lendemain, Gépetto annonça fièrement à son fils que son désir serait exaucé, mais qu'il lui faudrait un certain temps, car la commande était difficile, et que pour cela il devrai employer ses samedis en plus des autres jours de la semaine. Pinocchio en retour n'aurait pas le droit de vouloir voir l'oeuvre avant son achèvement complet, ni de le suivre sans permission les jours de travail, auquel cas, il interromprait illico sa tâche. Pinocchio en fit la promesse, c'était un petit garçon très sage, très obéissant et très mûr pour son âge, il n'avait jamais menti à ses parents et leur donnait toute satisfaction tant pas son travail scolaire que par sa conduite à la maison.
Deux mois plus tard, on livra chez les Gépetto un colis bien emballé et de belle taille. Pinocchio, sautait de joie en attendant l'ouverture. Son père prenait un malin plaisir à retarder le déballage et Pinocchio trépignait en voulant aider son père. L'objet apparut enfin. C'était un superbe lit en bois clair, très travaillé, à la façon des artistes anciens, qui mettaient tout leur savoir et leur amour dans la confection d'une pièce unique. Les pieds étaient chantournés d'un belle manière, sur la tête de lit intérieure figurait un dragon enroulé sur lui-même, avec une longue queue épineuse. La gueule ouverte laissait entrevoir deux rangées de dents très acérées et redoutables. La bête était si criante de vérité qu'on avait l'impression qu'elle allait vous mordre. Au pied du lit, à l'extérieur, le même dragon était reproduit, mais dans une taille plus imposante et dans des formes tout aussi réalistes.
Pinocchio leva les yeux vers son père en attendant la réaction habituelle. Cette fois-ci, pensait-il, le nez allait s'allonger d'au moins 30 cm supplémentaires, si ce n'est plus !! Mais rien ne se passait, si ce n'est une légère rougeur sur chaque pommette du brave homme, qui lui donnait un petit air campagnard très touchant. Pinocchio sauta au cou de son père en l'embrassant, ce dernier lui rendit son baiser et c'est avec une fierté non dissimulée qu'il invita toute la famille à l'aider à monter cette pièce rare qu'il avait, pour la première fois de sa vie, travaillée et sculptée de ses mains.
A la rentrée suivante, l'entreprise de Mario, qui était florissante et prospérait de jour en jour, comptait un ouvrier de plus.