Sandrine arrive devant la terrasse du « Chantier » et se dirige vers une des tables du fond, contre la façade enduite du café. Elle s'installe, dos au mur et pousse un soupir de contentement. Elle ne travaille pas cet après-midi, et ça tombe bien car il fait beau. Après avoir déjeuné d'un sandwich tout en faisant du lèche-vitrines, elle a choisi de venir prendre son café ici. C'est un endroit à la déco moderne mais sans aucune originalité. Ses pas l'ont guidée jusqu'à ce bar simplement parce qu'il est situé aux abords d'une petite place pavée du centre historique et que sa façade est baignée par le soleil. Le printemps a débarrassé les terrasses de leurs manteaux de plastique transparent qu'on a vu fleurir récemment pour abriter les fumeurs proscrits des lieux publics. De son siège elle voit les étals des bouquinistes qui se déploient sur la place tous les jeudi après-midi pour son plus grand bonheur. Elle ira y faire un tour plus tard.
Bien calée dans son fauteuil elle ferme les yeux et goûte la caresse des premiers rayons de soleil sur son visage, un léger sourire sur les lèvres.
« Bonjour, qu'est-ce que je vous sers ?
Michel, le serveur, rit de la voir sursauter en ouvrant les yeux. Elle joint son rire au sien, un peu confuse et passe sa commande.
De son sac elle sort un paquet de tabac blond et un livre qu'elle pose sur le guéridon. Aussitôt, un jeune homme assis deux tables plus loin se lève et vient lui demander gentiment une feuille de papier à cigarette. Elle lui tend la petite pochette jaune et l'invite à se servir, ce qu'il fait en la remerciant avant de rejoindre ses amis.
Elle ouvre son livre et commence sa lecture tout en sirotant l'expresso que le serveur a déposé sur sa table avec, dans la soucoupe, une tranche de crêpe au chocolat roulée très serré.
- Il me semblait bien que c'était toi !
Avant de lever les yeux elle a reconnu Françoise qui poursuit :
- Tu vas bien ? T'en as de la chance de pouvoir traîner comme ça.
- Tiens, salut, comment vas-tu ?
- Oh, ben tu sais, comme d'habitude, c'est la course du matin au soir.
- Tu prends le temps de t'asseoir un moment ?
- OK, mais pas longtemps, j'ai une quantité de choses à faire cet après-midi.
Elle fait signe au serveur d'approcher :
- Bonjour, je vais prendre un petit café dans une grande tasse s'il vous plaît, avec un verre d'eau. Puis s'adressant à Sandrine : parce que tu comprends, je n'aime pas le café trop fort, et en plus ils sont toujours trop chauds, alors le temps qu'il soit à la bonne température, il faudra déjà que je reparte. Bon, ça va, toi ?
- Oui, je profite de...
- Moi, je suis sur les rotules. J'avais une entrevue chez le juge hier avec Thierry. On est enfin tombés d'accord sur les modalités du divorce, mais il refuse toujours de quitter l'appartement sous prétexte que c'est moi qui demande la séparation. Mais tu sais que j'ai fait une demande de HLM depuis un moment, et ça y est, j'ai trouvé.
- Ah, c'est génial. Toi et les enfants, vous allez enfin souffler, parce que...
- Oui, mais je ne vais pas pouvoir m'installer tout de suite, y a des travaux à terminer.
- Il est comment cet appart', il te plaît ?
- Disons qu'il est bien situé, pas très loin de chez toi d'ailleurs. Quatre pièces comme je l'avais demandé. Je tenais à ce que les enfants aient chacun leur chambre, leurs rapports sont trop conflictuels en ce moment. Mais il n'est pas très lumineux, beaucoup moins bien que le précédent, plus petit...
Pendant que son amie parle Sandrine roule une cigarette qu'elle allume aussitôt. Elle aspire goulument une longue bouffée comme pour y puiser l'énergie de résister à ce flot de paroles qui l'assaille et contrarie provisoirement ses projets. Elle souffle sa fumée sans chercher à éviter son interlocutrice, non-fumeuse, qui chasse le nuage d'un geste agacé :
- Tu n'avais pas dit que tu arrêtais de fumer ?
- Si si, c'est toujours d'actualité, j'arrête ce soir.
Derrière son amie une femme amusée par leur conversation lui adresse un regard complice. Sa petite fille fait des bulles en soufflant avec une paille dans son verre de « cacolac » ce qui fait rire aux éclats sa sœur assise dans une poussette.
Michel réapparaît sur le seuil. Sur son plateau se côtoient Orangina, Perrier, Coca, bière, jus de fruits, ne laissant aucune surface inoccupée. Le plateau semble lourd mais parfaitement équilibré. Tout en écoutant distraitement Françoise, Sandrine suit du regard Michel et le regarde délester progressivement son plateau, d'une table à l'autre, sans jamais compromettre cet équilibre. C'est un mystère qui a toujours fasciné Sandrine. Il y a des métiers, comme ça, qui la laissent perplexe : la dextérité des serveurs, leur façon de jongler avec leurs plateaux et la vaisselle sans jamais provoquer de catastrophe. Les colleurs d'affiche lorsqu'ils déplient méthodiquement ces grands morceaux de papier et qu'à la fin tout est parfaitement raccord. Les souffleurs de verre, qu'elle ne se lasse jamais de regarder jouer avec la pâte en fusion au bout de leur perche et dont elle détourne son attention dès l'objet terminé.
- ... il va falloir que je m'organise avec les autres professeurs. Tu n'imagines pas à quel point c'est compliqué de prévoir une visite à Paris pour toute une classe, surtout quand.....
Otis Redding s'époumone au fond du sac de Sandrine. Elle fouille un moment et finit par extirper son portable qu'elle décroche aussitôt en s'excusant d'un signe auprès de Françoise :
- Oui p'tit gars, qu'est-ce qui se passe ? ....Ah bon ?.... D'accord, mais à six heures tu es à la maison, OK ?... A tout à l'heure, mon grand. Puis s'adressant à son amie : C'était Paul.
- Je rêve ! Ton fils te demande l'autorisation de rentrer plus tard ?
- Quand il y pense, ça lui arr...
- Parce qu'avec le mien, je peux toujours m'accrocher, il s'en fiche que je m'inquiète. Je ne peux plus rien lui demander. Et quand j'ai besoin d'un service, il n'a jamais le temps. Tiens, à propos de temps, quelle heure est-il ? Elle regarde sa montre : Oh la la, je suis en retard, il faut que j'y aille. Bon, j't'appelle. En tout cas, ça m'a fait plaisir d'avoir de tes nouvelles. A plus !