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                    On dit pardon quand on passe devant quelqu'un ! Non mais, ce gosse, si on ne lui apprend même pas la politesse, comment tournera-t-il ? Et puis, a-t-on jamais vu : emmener ses enfants au café ! Les parents feraient mieux de surveiller leurs devoirs et de les mettre au lit à une heure raisonnable ! De mon temps...

 

                    Tout cela, je le lis dans les yeux de Mademoiselle Gagnette, une habituée des lieux. Elle vient prendre ici son Kir du vendredi, au retour du marché. Disons plutôt que le marché est prétexte à entrer prendre un verre. Dans cet établissement séculaire de la grand-place, un café convenable, les demoiselles seules peuvent décemment poser leurs paniers de légumes sur le damier jaune et rouge du carrelage et leur séant sur les banquettes de skaï éraflé. Mademoiselle Gagnette : une institution ! Je ne prends même plus sa commande : je sais, depuis toujours, que ce sera un Kir. Je sais aussi qu'elle ne me laissera pas de pourboire et ramassera les dix centimes que je lui remettrai consciencieusement. Elle se tient bien droite sous son chapeau en taupé marron qui lui couvre les oreilles, elle dégrafe le premier bouton de son inusable manteau chasseur et sirote son apéritif sans adresser la parole à qui que ce soit, juste un petit salut sec de la tête au patron derrière le bar, dans un mouvement saccadé de poule qui glousse. Assise à la troisième table près de l'entrée, à l'abri d'éventuels courants d'air, rien ne lui échappe : en face, le miroir biseauté lui renvoie tout ce qui se trame dans les coins et lui permet de juger d'un oeil acerbe l'état de la société.

 

                    Un jeune homme vient d'entrer. La trentaine sportive, élégant mais décontracté, une serviette sous le bras. Il salue discrètement, commande une bière, jette les yeux autour de lui. Son regard s'attarde sur les vieilles affiches de cinéma punaisées sur le mur orange : "Casablanca" , "Hôtel du Nord", "Le train sifflera trois fois", "Les canons de Navaronne". Il apprécie, je le vois dans son regard. Sans doute un cinéphile. Il s'installe sous le regard d'Humphrey Bogaert et d'Ingrid Bergman qui, tout à la fougue de leur baiser, ne se préoccupent pas de lui. Quand je lui apporte sa consommation au son déchirant de la trompette d'"Alamo", il est plongé dans des colonnes de chiffres et tape sur sa calculette comme un pianiste fait ses gammes. Mademoiselle Gagnette l'observe du coin de l'oeil. Elle ne lui a pas rendu son salut : sait-on à qui on a affaire ?

 

                    Le gamin du couple de la première table, celui qui ne dit pas pardon, vient le dévisager en se plantant juste en face de lui. Les parents ne s'en préoccupent pas. Les parents ? L'homme, oui, doit être son père. La quarantaine séductrice, visage viril et blouson de cuir souple. Sa compagne, non, elle ne peut être la mère de l'enfant. Trop jeune, trop gamine. A-t-elle même dix-huit ans ? Ils se dévorent des yeux, s'embrassent, se caressent sous la table. Aucune tenue. Encore un divorcé ! Les hommes sont tous volages, pas un pour racheter l'autre ; mais cette fille, avec son décolleté plongeant et son nombril à l'air, s'il lui arrive malheur, elle l'aura bien cherché ! Mademoiselle Gagnette sait de quoi elle parle : elle en a vu, des malheureuses qui savaient s'y prendre pour tourner les têtes et puis passaient le reste de leur vie à pleurer, un moutard sur le dos. Dieu merci, elle a su, elle, se tenir à distance des sirènes de la vie conjugale et des tracas qu'amènent immanquablement l'éducation des enfants, des filles surtout.

 

                    Le Kosovar, celui qui passe tous les jours même le dimanche, pousse la porte, les bras encombrés de fleurs. Il les achète au marché où les horticulteurs lui concèdent de bonnes remises sur les prix, vu la quantité. Il les empaquette chez lui, dans la cuisine, avec sa femme : trois roses, deux chrysanthèmes, un solidago, un peu de gypsophile ou une branche d'asparagus, on les serre dans cinquante centimètres de papier cristal, on scotche fermement la base et on termine en fixant une boucle d'étroit ruban jaune ou rose pour faire joli. "Quinze euros, mais toi, mon copain, tu prends deux et je laisse pour vingt euros."

 

                    Non, le père de famille n'en achète pas. Trop occupé à bécoter sa belle, il ne lui offrira pas de bouquet. Elle fait semblant de n'avoir rien vu. Elle n'a pas l'habitude d'en recevoir mais tout de même, elle aurait bien voulu. Se voir offrir des fleurs, cela vous pose. Mais puisqu'il préfère l'embrasser. ..

 

                    Le patron sert un verre de schnaps à l'homme emmitouflé dans une vieille parka. Ce n'est pas tous les jours mais, de temps en temps, s'il est de bonne humeur, s'il fait froid ou bien trop chaud, il lui propose un café, une bière ou une "petite goutte". Ils ne se disent rien. Le Kosovar parle mal le français, il se débrouille avec quelques mots : "pour mademoiselle, pas cher, quinze euros, mon copain,..." Il y a plusieurs années qu'il fait la tournée des cafés et des restaurants, par la canicule ou sous la neige. Il a trois gosses, je les ai vus en famille un soir de ducasse, les petits en arrêt devant les voitures rouges du carrousel. Il m'a salué, tout heureux que je le reconnaisse, m'a présenté sa femme, ses gamins mais la conversation a vite tourné court, faute de mots pour nous comprendre.

 

                    Mademoiselle Gagnette non plus ne lui a rien acheté. Des fleurs, un luxe inutile. Avec sa petite pension de retraitée des postes, elle a mieux à faire que de gaspiller son argent à des futilités. Et puis, ces fleurs, est-ce qu'elles sont fraîches ? Mieux vaut ne pas regarder de trop près, le vendeur croirait qu'elle s'y intéresse et il n'y aurait plus moyens de s'en défaire. Et quel bénéfice est-ce qu'il ne fait pas, rien qu'à les ramener du marché ?

 

                    Le gamin dévisage toujours le jeune homme plongé dans ses chiffres. De loin en loin, il a droit à un sourire furtif, rien de très encourageant. Le temps lui dure, il retourne vers la table de son père, se jette dans ses jambes en riant, se fait rejeter comme un petit animal importun : "Va jouer plus loin." Il se plante devant la vieille fille, toute raide devant son verre à moitié vide. Surtout, ne pas le regarder. Ce serait la porte ouverte aux gazouillis bêtifiants et sans fin. Un peu comme avec les chiens qu'on amuse en lançant un bout de bois, qui ne se lassent jamais de le rapporter et dont le regard vous fait honte quand vous faites mine de cesser le jeu. Si elle est venue ici, c'est pour se reposer de ses courses et boire son apéritif tranquillement. Elle y trempe les lèvres, le regard ailleurs.

 

                    En sortant du café, le Kosovar lui jette encore un coup d'oeil qu'elle ignore. Il passe sans s'attarder devant le jeune homme à la calculette, caresse les cheveux du gamin qui encombre le passage, ouvre la porte pour sortir : il trouvera peut-être des clients à côté. Une fleur est tombée, une rose rouge décapitée par son geste et qui s'écrase par terre. L'enfant la ramasse, la regarde, la lui tend. L'homme sourit : "Non, pour toi."

 

                    Mademoiselle Gagnette a terminé son Kir. Elle me tend trois euros et, pendant que je cherche la monnaie, elle reboutonne le col de son chasseur. Elle empoigne son panier, il est l'heure de rentrer préparer les légumes pour la soupe. Une secousse de la tête en direction du patron, rien pour moi, la voilà partie. Devant la porte, le gosse souriant, avec sa rose rouge comme un trésor. "Pour toi." La vieille fille ne sait que faire. C'est la première fois qu'on lui offre des fleurs.

 

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